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Parler de « souffrance au travail » : pour ou contre ? 2/2

Seconde partie de l’article : l’usage des mots n’est jamais anodin, notamment quand il s’agit de repérer une difficulté ou une maladie : quelles perspectives nous révèle précisément l’appellation « souffrance au travail », en vogue depuis une dizaine d’années ? Est-ce la personne qui souffre, qu’il convient de soigner, et de quoi faudrait-il prendre soin en premier ?

Dans la première partie de notre article nous nous avons cherché à montrer que l’expression « souffrance au travail » n’est pas pertinente.

Abordons maintenant la thèse opposée.

Pour… l’expression « souffrance au travail »

1111 Citations de Stratégie, Marketing, Communication, par Serge-Henri Saint-Michel

L’usage de certains mots permet la reconnaissance de réalités qui ne sont pas directement nommées. Ainsi, comme cela a été expliqué précédemment, la souffrance au travail est causée par un déni (le déni du travail réel), et peut être aussi l’objet d’un second déni (déni de la souffrance elle-même). Parler de « souffrance au travail », c’est donc évoquer ce qui est collectivement dénié : d’ailleurs, comme nous l’avons déjà remarqué, cette expression peut prêter à plaisanterie malgré (ou à cause de) ce qu’elle désigne de pénible. Si l’on en vient à rire à propos de choses terribles, c’est parce que toute vie en société se fonde sur des « non dits » : tous les membres s’accordent tacitement pour ne pas évoquer des réalités qui dérangent la vie commune, le rire vient soulager la tension qu’engendre le non dit.

Mais au juste, quel intérêt peut-il y avoir à évoquer le non-dit, en dehors de l’effet comique que cela produira éventuellement ?

Les formes du non-dit : refoulement et déni

En premier lieu, il faut approfondir l’explication sur le déni : on distingue en psychologie au moins deux façons de « ne pas dire », qui sont le refoulement et le déni (ou démenti) : le refoulement, que Freud a identifié à l’origine de la névrose, est une opération par laquelle un sujet a reconnu l’existence d’un fait pénible à quelque égard, mais va élaborer un récit fictif (le roman) pour rendre ce fait admissible ; Par exemple, une expérience qui nous confronte au désir sexuel de l’autre peut faire l’objet d’un refoulement dans la mesure où cette découverte nous met en question à notre tour (qu’en est-il de mon désir ?). Le refoulement aidera à ignorer le caractère sexuel de ce qui a été vécu. Les sociétés traditionnelles sont très marquées par des refoulements communs, générateurs à la fois d’ordre social et de désordres intérieurs (cf les femmes hystériques de l’époque de Freud, ou le refoulement à l’œuvre dans la religion). Le déni, quant à lui, est plus radical, car il repose sur la non reconnaissance du fait pénible. Lorsqu’on dit que les nouvelles organisations dans l’entreprise dénient le travail réel, cela signifie qu’il n’est même pas question pour elles de le prendre en compte : il est possible d’imaginer que la chose déniée n’a pas été entrevue par le « démenteur », il la laisse simplement de côté comme quelque chose qui n’est pas pertinent, pas opportun. On pourrait comparer le refoulement et le déni, en disant que le refoulement est engendré dans un contexte d’autorité ou d’arbitraire, alors que le déni peut prospérer dans des groupes plus démocratiques et égalitaires. Concrètement, ce n’est pas la même chose (par exemple dans l’entreprise) de se plier aux ordres parfois arbitraires d’un chef (dans le dos duquel on peut ensuite bavarder, signe de refoulement), et d’intégrer rationnellement des consignes dictées par la logique, mais dont tous et aucun ne sont vraiment les auteurs (effet du déni). Autrement dit, s’il est vrai que le déni a largement remplacé le refoulement dans les organisations modernes, cela met en évidence qu’il y a dans le monde du travail une forme de pouvoir et de soumission inédite : à la fois démocratique, puisque tout le monde a lieu d’exprimer son talent et de prendre des initiatives dans un cadre rationalisé, mais en même temps implacable et fauteur d’isolement, puisque ne donnant aucun lieu à l’expression des difficultés subjectives (peur de l’échec, peine, etc).

On voit aussi par cette approche que la notion de responsabilité change totalement, puisque quand les consignes ne sont émises par personne en particulier, à la fois aucun et tous en portent le poids.

Souffrance et harcèlement : même perversion

Ensuite, si l’on revient sur le problème de la victimisation, on peut pointer un autre avantage de la notion de « souffrance » : si l’on compare ce terme à celui de « harcèlement », on constate que ces deux termes ont un point commun : les deux auteurs que nous avons cités les ont rapprochés de la perversion. Mais ce n’est pas de la même perversion qu’il est question pour chacun d’eux. La perversion du harceleur désigne une structure mentale, une caractéristique profonde et constante de la personne. Entendu ainsi, le mot renvoie à un phénomène rare, une maladie liée au déni de la différence sexuelle : le pervers cherche la toute-puissance dans son rapport aux autres, parce qu’il a lui-même à se protéger de la toute-puissance maternelle. L’autre perversion, décrite par Christophe Dejours, n’est pas une maladie mais une position psychique adoptée par n’importe qui dans des contextes opportuns : La perversion est liée à un déni plus large et collectif, celui que nous avons décrit plus haut. Il faut parler de souffrance au travail, parce que cela nous aide à comprendre que ce sont les organisations qui peuvent produire des comportements répréhensibles, et non pas que certaines personnes plus que d’autres seraient à surveiller de près, dans un contexte souvent déjà assez propice à la suspicion et à la procédure.

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En conclusion, pour ou contre l’expression « souffrance au travail » ?

De tout cela, on pourra retenir, comme le disent les médecins du travail, que ce ne sont pas tant les hommes qui sont malades, que les organisations qui doivent être soignées.

En reprenant une référence philosophique, celle du maître et de l’esclave pensée notamment par Hegel et reprise par Lacan dans son Séminaire II, il est intéressant de rappeler la dimension de jouissance (entendons : une souffrance consentie, supposant un certain bénéfice) dans tout travail, jouissance qui explique que l’esclave ait accepté d’obéir à son maître plutôt que de mourir ; cette jouissance contient pour l’esclave la promesse d’un renversement de la situation, par la dépendance induite entre lui et le maître.
Or, la rationalisation actuelle du travail met de côté cette dimension de jouissance (qui contient : la souffrance ou la joie individuelle, son expression collective, le lien social qui s’en retire), notamment parce que ce sont des chiffres, des ratios et des données objectivables (par exemple par évaluation) qui commandent l’activité et les hommes. Le manager averti pourra s’interroger sur le soin qu’il pourrait avoir de son domaine : comment y laisser des plages dans lesquelles il ne soit pas obligatoire de mesurer, mettre au jour, calculer, obtenir, mais au contraire où il y aurait à dire (au risque d’y échouer), voire à interdire (ne pas atteindre l’objet ou l’objectif), sans quoi il ne saurait y avoir de vraie jouissance…

Lire la première partie de cet article : Souffrance au travail, pour ou contre ?

Nous vous invitons à lire sur Marketing-Professionnel.fr : Le bureau, un espace en mutation, par Jessica Michel, Erika Level, Laurene Lehmann et Claire Desmons

1 Commentaire

1 Commentaire

  1. Corinne

    8 octobre 2009 à 22:48

    Je n’en reviens pas que vous puissiez tergiverser sur le terme « souffrance » au travail. La souffrance fait référence à une douleur physique et la douleur morale engendre la douleur physique alors, oui, à l’évidence, nous souffrons au travail du déni de nos managers quant à la reconnaissance des tâches réelles que nous effectuons.

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