Un petit bouquin de 2007, riche en idées, propices aux analogies polémologiques utiles au planneur stratégique et au marketeur !
L’intelligence en essaim est un système de pensée non linéaire et non sériel. Elle relève de l’intelligence collective d’un système, supérieure à l’intelligence cumulée de ses composants. Un essaim apprend par l’interaction de ses éléments, par leur adaptation à des situations soudaines et en réagissant à des environnements changeants (18) ; une forme d’autosynchronisation entre des essaims polycentriques, presque des rhizomes (45), qui peuvent communiquer entre eux sans passer par le commandement central (21).
Essaimage et tactique
L’essaimage était déjà pris en compte par Carl von Clausewitz qui considérait qu’il fallait encourager les commandants à prendre des décisions tactiques au pied levé (19). A la même époque, Thomas Robert Bugeaud, dans La guerre des rues et des maisons (1849), évoque les tactiques de contre-insurrection ; Blanqui, de l’autre côté des barricades, a même aussi écrit son manuel en 1859, Instructions pour une prise d’armes…
Point commun : une remise en cause de l’existant et une adaptation nécessaire aux conditions imprévisibles (et nouvelles) du terrain de lutte.
Disjonction et déconstruction
Un siècle plus tard, Bernard Tschumi, dans Architecture disjonction « veut rompre avec le savoir à perspective unique et la pensée centralisée » (43). Les militaires israéliens empruntent alors les concepts de « manœuvre fractale », « vitesse contre rythme », « dialectique de la structuration et de la structure » à Gilles Deleuze et à Félix Guattari (44) qui, dans Mille Plateaux, « opèrent une distinction entre deux type de territorialité : un système étatique hiérarchique, cartésien, géométrique, solide, hégémonique et spatialement rigide ; l’autre composé d’espace flexibles, mouvants, lisses, réticulaires et ‘nomades’ » (44). Ces deux auteurs ont aussi établi une distinction entre deux espaces : l’espace « lisse », celui qui n’a pas de frontières ; l’espace « strié » (45). « Transgresser les limites est la définition même de la dimension ‘lisse’ » (46).
En conséquence, le paradigme militaire évolue de la linéarité vers la non linéarité. Il porte trois niveau distincts : spatial, organisationnel, temporel (20). Avant, l’armée avançait, reculait, enveloppait et conditionnait son action à l’aboutissement des opérations précédentes. Dans les opérations d’essaimage la manœuvre classique laisse place à « une géométrie complexe qui revendique une dimension fractale (…) dans laquelle chaque unité reflète par son mode d’action tout à la fois la logique et la forme de la manœuvre d’ensemble » (21). Changements, donc : « dans leur terminologie, les manuels militaires déclinent désormais les notions de simultanéité, réseaux (ou systèmes), chevauchement, asymétrie et déséquilibre » (23). L’armée recherche le déséquilibre de l’adversaire en le poussant à prendre une forme réelle, à contribuer à ce que la menace se matérialise ; c’est ce que l’on appelle les « opérations incitatives » (47) qui font la part belle à la pratique… qui étaie à son tour la recherche (48).
Quand l’armée passe à travers les murs…
Passer à travers les murs, les plafonds et les sols plutôt que par les rues, les portes et les fenêtres s’inscrit-il dans cette logique déconstructrice ? Principalement depuis l’Intifada de 2002, l’armée israélienne cherche à « dépasser la réalité physique, à abolir le temps et l’espace » (65). L’idéal militaire est celui d’un « monde d’infinie fluidité » (65). Car l’espace n’est qu’une interprétation (90) ; il est donc réinterprété (car c’est une condition de victoire dans une guerre urbaine) dans la lignée de Guy Debord et de l’internationale situationniste (66) qui espérait « gommer les distinctions entre privé et public, dedans et dehors, usage et fonction, et remplacer l’espace privé par une surface publique fluide et « non bornée », à travers laquelle le déplacement se ferait selon des modalités inattendues » (66). Avec un obstacle à abattre : les murs.
Le mur pose un problème de perméabilité, de transparence. Il semble imposer un monde strié. Il impose un ordre urbain et social. Quand il peut être franchi, la syntaxe fonctionnelle qu’il créait s’effondre (69). « Le combat n’est plus centré sur la destruction de l’espace, mais plutôt sur sa ‘réorganisation’ » (90).
Le mur, « à la base de la construction de l’intimité et de subjectivité bourgeoise » (67), tend « à brider l’entropie naturelle de l’urbain, en les abattant, on libérerait de nouvelles formes sociales et politiques » (67).
Ainsi, militairement, la destruction des murs est un « remodelage stratégique et tactique de l’environnement ». La déconstruction, un nouveau langage qui brise les « monopoles » des savoirs figés… et instaure un nouveau langage, tout aussi doctrinaire et assorti de langue de bois, comme les « frappes chirurgicales », portée par une philosophie faisant selon nous la part belle à la guerre plus qu’à la politique, à l’écrasement total plus qu’à la négociation, à l’hégémonie plus qu’au « vivre à côté ».
Acheter A travers les murs : L’architecture de la nouvelle guerre urbaine de Eyal Weizman, publié chez La fabrique éditions.
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Aller plus loin
- Brazil, 1985 (et pas 1975 comme écrit dans l’ouvrage), film de Terry Gilliam : batailles en zone urbaines
- La bataille d’Alger, 1966, film de Gillo Pontecorvo
- Hannah Arendt établit une correspondance entre le mur et la loi (sans compter le palindrome law / wall) et distingue deux types de mur qui préservaient la sphère politique : le mur d’enceinte des cités, qui définissait la zone du politique ; les murs séparant l’espace privé de l’espace public, qui garantissaient l’autonomie de la sphère domestique (68). Lire cet article sur les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt.