Alice Pfeiffer, journaliste de mode, spécialiste d’anthropologie de la mode et des gender studies, offre dans son ouvrage Le goût du moche (Flammarion, 2021) une typologie du moche, une contextualisation et une déconstruction de celui-ci. A travers le livre, l’autrice expose les mécanismes de définition des codes esthétiques. Elle présente en quoi ces mécanismes reposent sur des dynamiques oppressives mais aussi sur les angoisses existentielles et sociales de l’individu. Sur base de ce constat, l’ouvrage fait état de la transformation des goûts de notre époque.
Sa condition et sa classe sociale sont un facteur important pour la compréhension de son positionnement et l’interprétation de son livre. Dans une interview accordée au magazine numérique Madmoizelle, elle se décrit elle-même comme “une femme blanche parisienne, trentenaire, bourgeoise, qui se met au centre de sa thèse”. Le fait qu’elle travaille dans le métier de la mode lui donne l’opportunité de manier le moche d’une manière bien particulière.
Elle présente Le Goût du Moche comme un “manifeste du mauvais goût” basé sur des exemples, notamment personnels.
Le moche selon Alice Pfeiffer
Il est important de préciser l’angle que l’auteure utilise pour traiter le sujet du moche. Elle ne le définit pas par opposition au beau mais comme politiquement, sociologiquement et culturellement construit. Elle utilise une citation de l’historien du design Stephen Bailey qui conçoit le moche comme “une autre facette d’un même objet” [1].
Elle l’explique d’ailleurs en se mettant au centre de sa propre théorie : “ce que je trouve moche – peu importe si cela me fait jubiler ou me répugne – est le reflet de mes propres privilèges” puisqu’elle se définit elle-même, nous le rappelons, comme une “Parisienne bobo et blanche”.
Elle l’explique d’ailleurs en se mettant au centre de sa propre théorie : “ce que je trouve moche – peu importe si cela me fait jubiler ou me répugne – est le reflet de mes propres privilèges” puisqu’elle se définit elle-même, nous le rappelons, comme une “Parisienne bobo et blanche”.
Typologie des moches
Son ouvrage est classé en chapitres abordant chacun un type de moche. Elle distingue ainsi le ratage, le kitsch, le ringard, le vulgaire, le dégueulasse, le joli-laid et le néo-moche. Nous nous sommes intéressés aux aspects les plus communs du moche, c’est-à-dire le kitsch, vulgaire, le ringard et le dégueulasse.
- Le kitsch est décrit comme étant façonné de codes issus de milieux élitistes mais implantés dans un milieu social qui détonne. Un objet perçu comme beau dans un contexte social d’élites pourra être perçu comme kitsch dans un milieu plus modeste. Une fois réapproprié, le kitsch est porteur de valeur, chaque objet à son histoire pour celui qui l’adopte et peut servir de revendication. Il peut permettre un refus de se soumettre au temps ou aux diktats des catégories sociales et de leurs codes prédéfinis.
- Le vulgaire est également lié à une question de codes sociaux et de contexte, définit par l’autrice comme “une question d’excès et de codes jugés inadaptés”. Cela peut se dire d’une jeune femme habillée d’un vêtement jugé trop provoquant ou d’un nouveau riche trop clinquant “essayant d’être ce qu’il n’est pas”.
- Le dégueulasse aborde un autre aspect du moche “aussi moral que physique” et “intimement lié à la sphère du privé”. Cela touche à la partie la plus intime de l’humain, c’est “un terrain qui échappe aux tabous en cloisonnant la nature humaine depuis la nuit des temps”.
- Enfin, le ringard est une “mise à mort des tendances de façon mécanique et transversale sans distinction de classes sociales”. Celui-ci est dû au schéma des tendances guidées par les élites.
Le schéma des tendances
Le moche, à l’inverse du laid, est construit dans la société et répond à des normes, des contraintes à la fois culturelles, politiques et sociales. Bien plus qu’une catégorie esthétique, le moche se définit comme étant un “moment socio-culturel” qui obéit à une certaine temporalité : c’est le schéma des tendances. Véritable construction culturelle, le moche, tout comme le beau, est dicté par une élite sociale et suit le schéma des tendances précédemment détaillées. Ainsi, comme l’explique Alice Pfeiffer, “le moche est toujours le beau d’hier ou de demain”, cette même tendance qui avait été créée puis rejetée par l’élite, finit par gagner à nouveau cette classe.
Une fois la tendance créée par le groupe dominant, elle va au fur et à mesure finir par se démocratiser pour entrer dans le mainstream et atteindre les classes populaires. Ce faisant en combinant des codes déjà existants pour ouvrir d’autres champs des possibles: c’est ce que Lévi Strauss appelle le “bricolage sémantique”. Une fois que l’élite va comprendre qu’elle est imitée dans ses goûts par les autres classes, celle-ci va progressivement se défaire de la tendance avant de la rejeter pour pouvoir à nouveau se distinguer. Ce mépris de cette tendance va s’exercer par les différentes élites envers toutes les “couches dominées” de la société qui vont essayer de s’approprier leurs codes.
Le goût et le dégoût, une construction sociale
Gwenaëlle Aubry, dans un article publié dans Philosophie Magazine écrit que la laideur a quelque chose de primitif, presque d’inné. Par exemple, lorsqu’on est enfant, on distingue déjà les visages beaux des visages moches, même les contes nous donnent une première image du moche : les méchants sont laids, les heureux sont physiquement beaux. Ainsi, le moche, “dénigré”, associé au “minable, méprisable” est ce que l’on rejette. Il sert d’outil de distinction pour séparer les genres, les classes dans la société. Par ce biais, il permet à chaque individu d’affirmer son identité ainsi que son adhésion à son groupe d’appartenance. Comme le montre Alice Pfeiffer dans son ouvrage, le moche se trouve être une sorte de “miroir sur nous même”. Dès qu’on trouve quelque chose de moche, c’est une façon de dire : je ne suis pas cette personne, je ne suis pas ce consommateur, je ne suis pas le beauf qui aime ça.”
En rejetant un objet, un comportement ou encore une personne parce qu’il est “moche”, l’individu marque ainsi une séparation entre ce qu’il n’est pas, n’aime pas, mais surtout ce à quoi il ne veut pas être associé. C’est ce que théorise le sociologue Pierre Bourdieu dans son essai La Distinction : selon lui, “les goûts sont finalement des dégoûts”. Ces jugements de goûts, de valeur, qui sont en réalité la résultante d’un mélange de capital économique et culturel, permettent à chacun d’exprimer sa position dans la société. Cette théorie permet alors de remettre en cause l’affirmation de Gwenaëlle Aubry sur le caractère primitif du goût (ou du moche), il s’agirait plutôt d’une construction sociale.
Le diktat du moche
Ce rejet, on l’observe chez tous ces objets de la vie quotidienne, ces minorités dont les normes, les codes, s’écartent de ceux du groupe, de la classe sociale dominante qui détient le monopole du bon goût. Ce diktat de la beauté peut être également perçu comme une source “d’oppression” et d’humiliation par ceux qui sortent de cette harmonie créée par la matrice dominante. Cela s’observe pour les femmes qui doivent toujours tendre vers ce qui est joli, soigné, délicat pour répondre à la fabrique genrée et surtout sexiste du “beau”.
“Le répugnant touche donc souvent au corps et à ce qui l’évoque. Les fluides corporels – pus, sang, urine – dégoûtent autant qu’ils peuvent fasciner parce qu’ils viennent de nous mais s’en échappent, tout en rappelant que l’on n’est que chair, os et liquides” Alice Pfeiffer évoque ici les tabous de nos sociétés qui touchent plus particulièrement les femmes. Les poils par exemple ne sont dégoûtant que quand ils concernent les femmes. La marque américaine de rasoir Billie a décidé de briser ces tabous et d’afficher dans un spot publicitaire des poils pubiens dépassant du maillot. Le sang des règles longtemps considéré comme dégueulasse, fait son entrée sur nos écrans. La marque Nana a conçu une campagne publicitaire réaliste, montrant différentes jeunes femmes au moment de leurs règles : une serviette hygiénique tachée de rouge, une fille aux toilettes, une autre sous la douche… Son slogan est d’ailleurs très clair : « Le sang c’est normal, le montrer devrait l’être aussi ». Malgré cela, cette pub a reçu plus de 600 plaintes pour sa diffusion en Australie, preuve que ce qui est naturel peut toujours être choquant.
Il y a donc un impératif pour les consommateurs à suivre les tendances, adhérer aux normes du beau, agréable et stylé, au risque d’être rejeté et catégorisé comme appartenant au ringard, au vulgaire donc au moche.
Le moche, une tendance marketing
Plus qu’une idée politique, le moche est aujourd’hui une tendance marketing et une technique de vente. De nombreux consommateurs perdent la confiance qu’ils accordaient autrefois aux marques, lassés par les campagnes parfaites ou photoshopées. Nous ne voulons plus entendre parler de marques qui embellissent la réalité. Alors, le ”ugly advertisement”, décrit par Tim Leake, le vice-président de l’agence RPA, a vu le jour.
Les placements de produits sur Youtube ou Instagram sont maintenant monnaie courante et des marques comme OldSpice, font le choix de la publicité “Fait Maison”. La star Chaz Smith promeut lui même leur gel douche dans une vidéo amateur que n’importe qui aurait pu réaliser. Un choix qui, esthétiquement, n’est pas parfait mais permet d’être au plus près des consommateurs.
La discrimination par le moche
Juger des traits naturels, une personnalité ou un aspect physique humain comme moches ou beaux implique forcément une certaine discrimination. Ainsi la salle de sport Vita liberté, a dévoilé une publicité dans laquelle on voit écrit “Vous êtes grosse et moche… Payez 19,90 euros et soyez seulement moche !”.
Utiliser le moche en représentation négative est aussi une pratique courante des avant-après. Ce contraste moche / beau, accentue le côté négatif du moche. On peut prendre l’exemple des publicités pour des crèmes décolorantes, affichant des femmes avec la peau souvent très foncée et le résultat après avec des femmes à la peau très claire.
“Le vulgaire et le kitsch, sont aujourd’hui des codes esthétiques qui visent à émanciper”
De nombreux travaux de sociologie sur la notion du goût ont contribué à la déconstruction du monopole esthétique de l’élite culturelle occidental. Plus encore, les codes du moche ont été politisés, largement retournés et sont aujourd’hui des revendications à part entière. Dans son ouvrage Alice Pfeiffer mentionne notamment le vulgaire, le ringard et le kitsch, nés de réflexes classistes, ils sont aujourd’hui des codes esthétiques qui visent à émanciper.
Il existe plusieurs mouvements culturels qui ont contribué à une redéfinition de l’esthétique moderne. Il est important de mentionner notamment l’influence des auteurs postcoloniaux comme Aimé Césaire, Frantz Fanon mais aussi les mouvements d’émancipation afro-américains à travers les figures de Malcolm X, James Baldwin & Angela Davis. Ces mouvements politiques ont eu un impact culturel massif et ont très largement remis en question le monopole esthétique occidental bourgeois. La musique, la mode, la peinture, le design, ces mouvements politiques se sont frontalement opposés à l’esthétique dominante du beau défini par l’élite occidentale colonialiste.
L’esthétique du “vulgaire” est la catégorie du “moche” qui à été la plus largement transformée dans les dernières décennies. La vulgarité est même devenue une forme de revendication politique à part entière. Dans son ouvrage, l’autrice mentionne notamment la figure Kim Kardashian comme illustration de ce changement paradigmatique de la vulgarité. Cette catégorie du moche, comme le démontre Alice Pfeiffer, repose sur une dynamique classiste de mépris de l’ostentation et s’accompagne de sexisme lorsqu’elle est associée aux femmes. Le vulgaire participe donc désormais à une forme de “réappropriation” du corps féminin, une façon de retourner le stigmate, “un signe d’émancipation affiché à l’égard des conventions” comme le disent Erving Goffman et Bertrand Buffon.
Le moche et la contre-culture
Cette même idée d’émancipation et de lutte contre des conventions culturelles dominante est le principe même de ce que l’on nomme une contre-culture. En Occident, l’un de ces mouvements les plus marquants est le “punk” qui émerge dans les années 70 et 80. Bien au-delà de s’émanciper des codes bourgeois du “beau”, l’idéologie punk les confrontent ouvertement. Au Royaume-Uni conservateur de Thatcher, le punk émerge des classes populaires et ouvrières en signe de contestation face à une société neo-libéral, conservatrice. Il remplace l’amour par la colère, le beau par le moche, l’ordre par le chaos et le “peace & love” par le “no future”.
En réalité, la barrière entre le “beau” et le “moche” se révèle de moins en moins évidente. Cette transformation majeure du goût est liée au fait que les tendances et les codes de la beauté sont déterminés par une élite culturelle hétérogène. Aujourd’hui le beau se trouve aussi bien édicté par Kim Kardashian que par Kate Middleton. De plus, la déconstruction et la politisation des catégories du moche participent au renversement des codes culturels et la perte du pouvoir normatif des élites bourgeoises. Il existe aujourd’hui une nouvelle élite qui prend ses racines dans les classes populaires et qui le revendique. L’esthétique qui en découle reprend volontairement les codes du “vulgaire”, du “kitsch”, du “ringard” voire du “dégueulasse”. Cette nouvelle élite à pour objectif de s’affranchir progressivement du jugement bourgeois en dépassant leurs codes et rendant progressivement obsolète le concept du “moche”. Cette confusion et la multiplication des codes esthétiques qui existe désormais est un élément essentiel à comprendre pour une marque.
Une preuve d’authenticité pour les marques
Le mouvement body positive a poussé les femmes à s’accepter comme elles sont, à apprendre à vivre avec leurs complexes et à se défaire des diktats de la beauté. Veut-on montrer tout ce qui n’est pas esthétique chez nous ? Non, c’est se défaire de ce qu’on considère esthétiquement beau qui est important.
Cette recherche d’authenticité amène aussi plus de monde à se représenter dans ces marques qui osent devenir presque banales, parce que le moche on y confronté tous les jours. L’agence ugly models se présente comme une célébration de la diversité et compte parmi leurs mannequins, des tatoués, des nez tordus, des oreilles décollées, de grands mentons et de longs cous, toutes ces caractéristiques qu’on ne voyait pas sur les défilés.
C’est également la stratégie adoptée par Monoprix avec la campagne des fruits et légumes moches. La marque porte alors un message politique environnemental. Le fait de valoriser ce moche, de le glorifier leur permet de de grimper dans l’estime des consommateurs qui se sentent concernés par ces problématiques.
Le moche est réservé à l’élite
Les normes de beauté se sont subdivisées. Chaque segment ou catégorie a sa définition du beau, en fonction du genre, de la classe sociale et des communautés.
Ainsi, Balenciaga a fait du mauvais goût son business. Le nouveau directeur artistique, Demna Gvasalia veut faire refléter dans ses créations le reflet des éléments du quotidien, même le plus banal. Il s’inspire du ringard, de ce qu’il voit tous les jours dans la rue pour revisiter ces vêtements avec ironie. Ils ont sorti un sac qui s’inspirait du célèbre cabas IKEA. Vendu dans tous les magasins de la marque suédoise à 80 centimes, celui de Balenciaga était, lui, à 1695 euros. Alice Pfeiffer parle de “moche élitiste” et de processus de double domination qui se crée alors. L’élite trouve charmant ce qu’une classe moins aisée a délaissé pour la transformer en message quasi politique et prendre le contrôle de la frontière entre le beau et le moche. Pourtant, le fait même de penser à rendre esthétique le moche prouve que l’on n’a pas souffert ou du subir le moche, mais on le fait alors par choix.
Pour les marques et les communicants, il existe une multiplicité des tendances, des goûts et des codes esthétiques. Cela s’explique par une confusion entre les codes du beau et du moche puisque le pouvoir normatif des codes esthétiques du beau et du moche appartient à une élite culturelle devenue hétérogène. Ce faisant, la dimension oppressive et excluante du moche est remplacée progressivement par une forme d’émancipation. Pour les marques et les communicants, cela se traduit par la multiplicité des tendances, des goûts et des codes de beauté et de mocheté. Comme le résume à la fin de son ouvrage Alice Pfeiffer, “Les formes de votre oppression seront l’esthétique de notre colère”.
Auteurs : Ismael Cherifi, Inès Faridiala, Victor Marie d’Avigneau, Judith Sakalou, Ines Sauzedde
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[1] Stephen Bailey, Ugly: The Aesthetics of Everything, Fiell Publishing Limited, 2011