Pourquoi Monstres 2.0 ? « Facebook est un nouveau Léviathan, à la fois vecteur de socialité et monstre vorace vivant dans un chaos non plus aquatique mais numérique » (p. 91).
Mais finalement, dans cet ouvrage, tout est monstre : les outils et les procédés, la société et les personnes… Pour peu, le fait de manger au fast-food, porter des croquenots, afficher des tatouages en 4×3 sur un corps modelé… pourrait être qualifié de monstrueux. La chasse au monstre vire parfois au dogme et la récurrence de l’utilisation du syntagme érode la portée de la démonstration aux tendances et limites parfois brumo-nébuleuses.
Monstrueusement flou
Dans la même veine, employer les termes de choc, de flou, de faux, pour qualifier les images ne peut suffire à les ranger dans la catégorie monstrueuse, même en revenant sur l’origine latine du mot et en procédant à des analogies élastiques avec le Léviathan, Gorgone, le Golem, Méduse, Typhon, l’Hydre, les Cyclopes, Charybde…
Quant à la perte des valeurs, à la société du spectacle, à l’anarcho-libéralisme, à la dysneylandisation / hyperréalité (« Le paradis communicationnel et « expressiviste » n’est au total qu’un décor de spot publicitaire, terre promise de la consommation et du contentement de soi », p. 122), Monstres 2.0 reprend l’antienne d’auteurs ayant réalisé des percées intellectuelles (ce que Monstres 2.0, synthétique, ne propose pas) qui s’étonneraient certainement de telles déformations… monstrueuses.
Nous avons cependant apprécié le développement sur le selfie, soi monstrueux (chap. 2), « cliché monstrueux (qui) révèle un désir de se cacher derrière un autre soi-même » ; les auteurs rappelant les liens avec le narcissisme, la pensée conforme, et les fonctions psychiques du selfie (« catharsis bienfaisante », Murielle Gagnebin, p. 51) ayant vocation à la performance (d’où des selfies extrêmes, p. 66), même s’il nous semble exagéré, sombre et impartial de dire que « c’est une manière d’affirmer une pensée libertaire par l’affirmation du laid, de l’immonde, voire du morbide » (p.47), « une autre forme d’être au monde qui donne peut-être du sens à un désabusement dépressif généralisé » (p. 49).
Et si les auteurs, justement, voyaient le monde à leur image ? …Et communiquaient donc leurs peurs ? Et si, à la suite d’Eric Sadin, ils se faisaient l’écho du techno-libéralisme contemporain qui menacerait gravement l’humanisme ?
Plus positivement, les auteurs nous invitent, en conclusion et à la suite de Siegfried Kracauer, à utiliser, comme Persée, un bouclier pour permettre à l’homme de « reprendre le pouvoir sur les images, en les mettant à distance afin de les comprendre et de les maîtriser » (p. 118).
Nous avons aussi goûté la reprise des thèses de Seth Stephens-Davidowitz (p. 51 sq.) sur ce que l’analyse des recherches sur Google nous apprend sur la psyché humaine, ainsi que la mobilisation de Platon (mal expliquée et imprécisément sourcée, il s’agit de La République, IX, 588b-589b) sur l’âme tripartite : les monstres, le lion et l’homme (p. 57). L’homme est en effet une âme concupiscible (symbolisée par un monstre polycéphale), une âme irascible (symbolisée par le lion), une âme rationnelle (symbolisée par l’homme).
Enfin, nous avons apprécié la reprise du concept d’un « homme simplifié » posé par Jean-Michel Besnier en 2014 (p. 80), « incapable de vivre ailleurs que dans la réalité « augmentée » », un homme « déshumanisé » mettant en, place « des dispositifs mécanistes et technologiques de sa propre perte » ; amenant les auteurs à, dans la lignée de Michel Serres, affirmer que « l’existence est devenue une « tech-sistence », tant certains ne semblent plus vivre que pour partager ce qui leur arrive, incapables qu’ils sont devenus de l’apprécier seul » (p. 83) ; se plaçant (carrément !) dans le prolongement de « l’après-technologique de l’ek-sistence de Heidegger (du grec ekstasis, cet extase qui consiste à se tenir dans l’ouverture de ce qu’il appelle « la clairière de l’être »), et de l’ex-sistence de Lacan, qui désigne l’homme comme un être qui a besoin de l’autre (celui qu’il appelle le « Grand Autre ») pour être lui-même » (p. 83). Tech-sistence qui, page 84, verse plus dans la rénovation de l’ATAWAD…
Acheter Monstres 2.0, de Pauline Escande-Gauquié et Bertrand Naivin, publié chez François Bourin, 2018.
Réflexions monstrueuses
Le planneur stratégique, le marketeur, le communicant trouveront dans Monstres 2.0 des ouvertures à leurs applications professionnelles :
- « Penser le regard sur un mode additif et addictif » (p. 25)
- L’indéfini et l’indéfinissable (p. 23-24)
- Le débordement d’une forme de pan-communication, cf. la médiatisation des défilés de mode : les extravagances sur le podium dépassées par celles hors scène (p. 26).
Clin d’œil aux prépas du concours du CELSA
Nous avons relevé deux exemples de phraséologie et de formulation CELSA :
- « Le régime qui sous-entend ces images est celui de la « circulation » tous azimuts dans le sens où, au-delà de la reproduction, c’est une mobilité « monstrueuse » qui est attendue. Le dispositif même des réseaux sociaux consacre un nouveau régime de visionnage, au sein duquel toutes les images captées puis publiées se confondent dans des catégories, des types ordonnés par le hashtag » (p. 22).
- « Cet éloignement par « l’imagité » du cliché imprécis fait que ce que l’on « voit » se distingue de la réalité de ce que les victimes ont « vécu » » (p. 32).
Pour la prochaine édition…
La prochaine édition tuera le monstre à quatre têtes…
- Les imprécisions sur quelques sources et mobilisations : erreur dans la citation de Baudrillard (p. 30) et dans le nom du CSA (p. 108), dans la source de « l’entropie chrono-dispersive » d’Etienne Klein (p. 86) et l’extimité p. 50 non sourcée (Tisseron doit être ravi…), « certains » (p. 99). « Tout montrer, tout regarder » devrait se référer à Dominique Cardon. Nous avions aussi abordé les marques érotiques, que les auteurs abordent fructueusement sous l’angle des médias : « L’Eros-scopie du voir se mêle au Thanatos du monstre qui se fabrique sous nos yeux, opérant une exclusion radicale du sens au profit d’une pulsion pure » (p. 40), avec « toute l’obscénité que comporte cette insistance » (p. 69), cette monstration, générant une sorte de trauma (p. 70).
- Les expressions… « Force est de constater » : 9, 15, 107 ; la formule herculéenne perd sa force d’être citée ternairement… « Toujours plus » et « de plus en plus » : 15, 25, 43. Eh oui, tout augmente ! Même l’épaisseur du style qui peut virer à la langue de bois (« Jamais l’homme n’a disposé d’autant de… », « Révolution copernicienne » (p. 81)…
- L’orthographe : 90, 94 (deux fois), 98
- De nombreuses répétitions d’idées…
Acheter Monstres 2.0, de Pauline Escande-Gauquié et Bertrand Naivin, publié chez François Bourin, 2018.