Le sociologue Gilles Lipovetsky décrypte dans l’essai Plaire et toucher les différentes facettes de la société de séduction post-moderne.
Dans l’essai Plaire et toucher le sociologue Gilles Lipovetsky met en lumière le mécanisme de séduction sur lequel se base notre société d’hyperconsommation. Son œuvre donne une vue surplombante sur l’omnipotence de cette séduction. La société de consommation est constamment en train de charmer les individus qui la composent. Elle fait usage de ses pouvoirs de séduction et de spectacle, prend l’individu par les émotions, pour l’entraîner dans une valse infernale, le faisant consommer toujours plus et plus vite. Elle est guidée par une quête de perfection, un être faussement parfait. Les marques cherchent à plaire, à toujours être dans la perfection et à toucher le consommateur.
Le paradoxe de la société de séduction individualiste et collective
L’individu de la société contemporaine privilégie ses propres intérêts au détriment de ceux collectifs. Son but est l’indépendance, l’autonomie et la recherche de la satisfaction de ses désirs, sans attente, mais aussi d’un accomplissement de soi. Cependant, la société de consommation et de séduction façonne des individus qui partagent les mêmes valeurs, achètent les mêmes produits et vivent les mêmes expériences.
Education : quand l’individu joue collectif, un mélange hétérogène
Dès la plus tendre enfance, les parents initient ce paradoxe, en poussant leur enfant à l’autonomie et l’indépendance mais aussi à toujours créer un lien social. Nous participons à des épreuves collectives en sport mais toujours en compétition avec un tiers. C’est le cas au badminton où notre note varie selon si nous sommes rendus à la fin de la séance au terrain douze ou au terrain 1. Mais ces activités restent ponctuelles, tout comme les rencontres qui les accompagnent. L’École à elle seule applique donc ce paradoxe, nous sommes la structure d’un groupe, mais nous sommes évalués en concurrence. De plus, nous sommes programmés pour essayer de se départager physiquement alors même que les apparats créés pour nous distinguer ne sont pas uniques. La manière de consommer peut nous rassembler, tout comme nous isoler. Si l’on s’attarde uniquement sur le paraître avec les vêtements, un style peut nous faire intégrer un groupe comme il peut nous faire recaler d’une boite de nuit.
Consommation ambivalente
On cherche aussi à consommer ensemble, à faciliter les échanges, à faire de nouvelles rencontres via des plateformes numériques ce qui va à l’encontre de la société individualiste dite aliénante et déshumanisante. Cette économie collaborative peut paraître plus humaine alors que le vrai but recherché est le bénéfice financier. De plus, et selon Pipame, que ce soit à travers des applications de rencontre ou d’échange, le consommateur cherche une relation souvent brève, ponctuelle, qui satisfait un besoin mais pour autant jamais complètement. Le marketing one-to-one s’adresse aujourd’hui à chaque individu et lui crée des offres personnalisées. Chacun cherche à se différencier des autres, à être unique, cela se voit grâce aux achats en matière d’habillement, les choix de vie et d’expérience. Le marketing expérientiel, selon Bernard Cova, permet de générer de l’émotion chez le consommateur à travers de nouveaux produits, car chacun fait face à des expériences et ressentis différents. Mais d’un autre côté, les expériences proposées sont toutes les mêmes : tout le monde est déjà allé dans un parc d’attraction.
Le numérique : un trompe-l’œil à l’allure d’une porte ouverte sur le monde
L’essor du numérique contribue également à l’autonomie et l’individualisation des êtres. Cela passe par l’école avec l’apprentissage en ligne et facilité qui se fait seul, chacun de son côté. Mais le numérique peut aussi faire tout le contraire et déconcentrer, abrutir et disperser les êtres pour les rediriger vers des envies d’évasion, de loisirs, pour se faire plaisir, sans efforts et au détriment de l’information. Il en va de même pour les réseaux sociaux. On pourrait également dire que l’arrivée du numérique a exacerbé la consommation par l’émotion. Il est intéressant de constater que chaque nouveauté va être traitée par étape dans la société. Tout d’abord la découverte, puis la consommation, l’hyperconsommation et pour finir : le renouveau. L’ère du numérique n’a pas échappé à ce cercle vicieux. Paradoxalement, il est indéniable qu’Internet est devenu plus que l’intestin grêle mais le berceau des émotions. Presque directement relié à nos terminaisons nerveuses, le panier sur le web est devenu le déclencheur de nos premiers frissons.
Émotion et spectaculaire
L’émotion et le spectaculaire sont au cœur du mécanisme de notre société de séduction.
Émotion
Acheter sous le coup de l’émotion que procure l’objet de nos désirs : cela nous est déjà arrivé. Cette envie irrépressible d’acheter la dernière paire de sneakers en vogue, que l’on a vu sur les réseaux sociaux et dans les publicités. Ce besoin que l’on se crée de toute pièce seulement parce que ce bel objet est convoité de tous. C’est le « capitalisme émotionnel ». La dimension affective du marketing est omniprésente et les marques ne vendent plus leur produit pour son utilité, mais pour ce qu’il dégage sentimentalement chez le consommateur. Ce dernier cherche le coup de foudre, une sensation de plénitude et de la satisfaction dans ce qu’il achète. Dans une société où la frustration et le manque de reconnaissance au travail sont monnaie courante, le consommateur va combler ce vide par l’expérience de consommation, comme l’explique Bernard Cova. Il va chercher son identité là où elle est : dans les produits hyper-personnalisés que proposent les marques.
L’hyperréalité
Mais toutes ces émotions que procurent ces biens matériels sont-elles réelles ? C’est ce que Jean Baudrillard, philosophe spécialiste de la société contemporaine, remet en question avec la notion d’hyper réalité. Le monde hyperréel se caractérise par l’incapacité de la conscience à distinguer la frontière entre la réalité et l’imaginaire. L’esprit du consommateur est brouillé par toutes les informations envoyées par les acteurs de cette société d’hyperconsommation. Il ressent des émotions qu’il croit réelles alors que celles-ci ne sont qu’artifice. Seulement, il est plus facile de se conforter dans une simulation procurant du bonheur que de regarder la réalité « réelle » en face. Il n’y a donc plus de logique représentative, on ne peut plus opposer une image présente à une réalité absente, comme le rappelle Elsa Pascuito, dans sa thèse Le simulacre à l’épreuve de l’hyperréalité.
La société spectacle
Cette hyperréalité est présente partout et prend des allures théâtrales. On parle de « société-spectacle ». Ce spectacle apparaît au moment où la marchandise parvient à occuper la totalité de la vie sociale. Il est tellement présent et visible qu’on ne voit plus que lui : « le monde que l’on voit est son monde » (La société du spectacle, Guy Debord). Avec la notion de spectacularité entre en scène le « capitalisme expérientiel ». Celui qui procure un sentiment d’évasion, de sensations nouvelles et de récréativité chez le consommateur. Disneyland est l’illustration parfaite de cette théâtralisation du capitalisme. Ces parcs d’attraction gigantesque, colorés où tout est construit et orchestré pour que l’on ait l’illusion que tout est possible et atteignable. L’envie a toujours été en lien étroit avec le spectacle, la mise en scène et le jeu. Pour qu’un produit ou un service fonctionne il doit être attrayant. C’est plus qu’une simple acquisition que fait le consommateur, c’est une expérience dont il fait l’achat. Même si les publicités sont devenues plus intrusives qu’attractives, notre rapport affectif à la consommation reste bien présent. C’est une sorte d’histoire d’amour passionnelle : « fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis… » Mais aussi, une histoire que l’on consomme toujours plus rapidement.
La vitesse
La course à la consommation : consommer toujours plus et plus vite, c’est ce à quoi aspire le consommateur aujourd’hui pour être heureux.
S’oublier dans le divertissement
Nous vivons dans un monde de vitesse où tout est hyper consommé rapidement et oublié. Sans cesse à la recherche de satisfaction de nos besoins, notre société n’a plus le temps d’attendre et d’apprécier la qualité des biens et des êtres qui l’entourent. Si le temps est irréversible, l’homme cherche cependant à s’en extraire. Blaise Pascal appelle cela le divertissement. En effet, pour lutter contre notre mort fatale, l’homme cherche à oublier cette réalité dans la distraction. Il ne réfléchit plus, et recherche une satisfaction immédiate. Pour citer Joseph Conrad « L’action console. Elle est l’ennemie de la pensée et l’amie des illusions flatteuses. Ce n’est que dans l’action que nous pouvons avoir le sentiment d’être Maître de notre destin».
Satisfaire nos désirs dans l’immédiat
Les besoins doivent être comblés entièrement et tout de suite, la patience n’existe plus. Nous faisons l’expérience d’une séduction connectée, où toute personne paraît accessible n’importe où, n’importe quand, à tout âge et de tout genre via des applications. Baruch Spinoza affirme que « Le désir est l’essence de l’homme ». Que ce soit de la drague, plan d’un soir ou relation amoureuse : chaque désir trouve satisfaction rapidement. Pour séduire, toute la relation se crée dans l’instantanéité. Si une personne ne nous comble pas immédiatement alors on la jette et on va voir ailleurs. L’Homme consomme sans sentiment dans cette industrie de la séduction. Pourtant ces désirs aussitôt comblés en appellent à d’autres. Si on suivait la pensée de Yasuhiko Sugimura, si tout périt, si tout est éphémère alors nous devrions en profiter tant qu’on le peut. Partant de là, la société de consommation a mis en place une séduction globale, omniprésente. Tout produit est éphémère et devient obsolète dès sa sortie. L’homme est alors sans cesse sollicité par les marques qui recherchent son attention. Toute tentative de séduction est bonne à être utilisée pour attirer le consommateur.
Une société d’hyperconsommation
Pour Gilles Lipovetsky, l’homme ne s’intéresse plus aux choses pour leur utilité mais pour l’image qu’elles reflètent. Pour suivre les phénomènes de mode et les tendances qui se renouvellent sans cesse, la société produit encore et encore… Apprécions-nous vraiment ce que nous consommons avant de s’en défaire pour acheter le modèle suivant ? Cette obsolescence dirigée des produits avec l’innovation et la nouveauté nous poussent à ne jamais être pleinement satisfait. Et les phénomènes de mode empirent cette hyperconsommation. Aujourd’hui les marques veulent séduire les consommateurs en suivant les tendances comme l’écologie, lutter contre la faim, s’engager dans des causes mondiales et humanitaires, défendre les minorités. Parfois même les marques jouent avec les consommateurs, le greenwashing par exemple. L’homme est trompé sur les valeurs d’une marque dans le seul but qu’il s’y identifie.
Le besoin de plaire par le paraître
Le paraître fait encore plus rage dans le domaine de la séduction, où de nos jours des possibilités infinies nous permettent de sublimer notre corps et d’embellir notre être, pour se conformer aux nouveaux standards de beauté véhiculés par les médias. Plaire par le paraître devient la nouvelle devise de la société de séduction.
Le corps : dualité entre l’être et le paraître
Ce besoin constant de séduction et de la valorisation du beau à tout prix nous amène à nous interroger au cours du livre, sur la place du corps dans notre société mais également sur la dualité entre l’être et le paraître. L’être est l’essence même du corps, ce qui nous constitue, et ce qui est invisible. C’est notre individualité et qui nous sommes réellement. Le paraître à l’inverse, est l’image que nous renvoyons à l’extérieur, l’interprétation de notre être profond, rendue visible et mise à nue devant le monde entier. C’est notre physique, notre corps, et notre attitude.
Lorsque la société pousse à l’aliénation de soi
Les deux sont supposés être identiques, et devraient même miroiter. Pourtant, l’individualisation de la séduction qui nous pousse à nous mettre en valeur pour plaire, nous amène parfois même à nous aliéner pour être apprécié. Dans une société où la beauté charmante et où le corps parfait ont pris le dessus, il est difficile de faire une simple transposition de notre être tel qu’il est réellement et nous en venons ainsi à paraître. À paraître plus mince, plus grande. Finalement à paraître plus que ce nous sommes réellement. L’aliénation de soi est la même que celle présentée par J.P Sartre dans l’Être et le Néant ou il explique comment nous devenons étrangers à nous même en voulant correspondre aux attentes d’autrui.
L’image corporelle à l’ère de l’industrialisation de la séduction
Aujourd’hui, nous vivons dans l’éclatement de la séduction au sein d’une société qui la stimule même chez les jeunes filles. Des fabricants de poupées ultrabranchées en passant par les marques de produits de beauté, ils ont tous compris qu’une nouvelle catégorie de consommatrices est née. Cette dernière est fortement influencée par les médias qui modèlent sa perception d’un corps idéal. En effet, les publicités de maquillage et les défilés de mode structurent et stimulent l’individuation du paraître et illustrent ainsi le corps et la beauté au détriment de tout. S’accepter tel que l’on est physiquement devient de plus en plus difficile, dans un contexte où nous sommes quotidiennement accablés d’images de femmes toutes refaites, symbolisant « la perfection » à atteindre. Comme souligné par Gilles Lipovetsky, nous assistons à une logique d’appauvrissement de l’être humain, une vision pauvre et faible de ce que nous pouvons attendre d’une civilisation.
Plaire et toucher : la nouvelle loi du marché
Le capitalisme de consommation a lancé un nouveau mode de régulation de l’économie, centré sur l’exaltation des plaisirs, la célébration des désirs et la jouissance, notamment à travers les médias. La séduction est aujourd’hui au cœur du système économique qui s’est marié avec l’impératif de plaire. Un produit doit être mis en scène pour être vendu et toucher sa cible. Pour ce faire, le passage par la publicité est inévitable. La publicité est souvent présentée comme le paradigme de la manipulation qui crée de faux désirs, afin que le consommateur se précipite pour acheter. Toutefois, pourrions-nous vraiment accuser la publicité alors que le consommateur sait que l’on présente le produit sous son beau jour ?
Gilles Lipovetsky décrit une société de séduction paradoxale vacillant entre indépendance et normes collectives. Cette société cherche à éveiller nos émotions pour nous inciter à consommer, sans limite. Elle est dominée par la vitesse et l’abondance de nouveautés qui façonnent nos vies. Nous pouvons néanmoins nous demander si un retour à l’essentiel n’est pas nécessaire, ce qui permettrait à la société d’adopter une vision plus humaine et plus responsable.
Auteures : Joana Gea, Julie Gerber, Soukaïna Hadri, Emma Manach, Morgane Martins, Marina Tache
Acheter Plaire et toucher, de Gilles Lipovetsky (2017)
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Lire notre dossier : Les auteurs du XXIe à dévorer cette année
Lire une autre analyse de Plaire et toucher, Gilles Lipovetsky
Aller plus loin…
- Revue des deux mondes – Gilles Lipovetsky : “Au XXe siècle, la séduction est devenue souveraine” par Laurent Ottavi – 07/09/2018 : https://www.revuedesdeuxmondes.fr/gilles-lipovetsky-xxe-siecle-seduction-devenue-souveraine/
- Histo Philo – Gilles Lipovetsky : http://www.histophilo.com/gilles_lipovetsky.php
- L’Humanité – Dany-Robert Dufour “ Le capitalisme libidinal veut faire de nous des drogués” – 18/07/2013 :https://www.humanite.fr/tribunes/dany-robert-dufour-le-capitalisme-libidinal-veut-f-546102
- Philosophie magazine – Le bonheur paradoxal : Essai sur la société d’hyperconsommation – 03/10/2012 : https://www.philomag.com/livres/le-bonheur-paradoxal-essai-sur-la-societe-dhyperconsommation
- RTS – L’hyperconsommation, bon pour la tête ? par Philippe Moati – 24/04/2018 : https://www.rts.ch/play/tv/a-bon-entendeur/video/lhyperconsommation-bon-pour-la-tete?urn=urn:rts:video:9515857
- Pipame – Enjeux et perspectives de la consommation collaborative – 06/2015 : https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/etudes-et-statistiques/prospective/Numerique/2015-07-Consommation-collaborative-Rapport-final.pdf
- Elsa Pascuito – Le simulacre à l’épreuve de l’hyperréalité : https://books.openedition.org/ugaeditions/616?lang=fr
- Guy Debord – La société du spectacle : http://parolesdesjours.free.fr/spectacle.pdf