Le récent intérêt des sciences sociales pour les émotions pousse Lordon, dans La Société des affects, à s’interroger sur le poids des structures et des institutions sur les hommes.
Faire place aux émotions, c’est mettre l’individu et ce qu’il ressent au cœur de la société. C’est aller au-delà des faits, quitter le simple point de vue de l’objectivité pour s’intéresser à une réflexion plus subjective. L’émotion provoquée chez une personne est alors, selon Lordon, le point de départ de quelque chose, d’une réflexion, d’un mouvement, d’un acte. Il s’agit donc pour les institutions et les structures de chercher à toucher les hommes en leur for intérieur pour les pousser à réaliser une action. Ceci est également l’un des buts premiers de la communication et de la publicité. Il est alors aisé de transposer le lien qui unit les structures et les hommes dont traite Lordon à celui qui joint les marques aux consommateurs ou cibles.
Dans un contexte où l’information est omniprésente et s’impose aux citoyens, où les interrogations de la société sont débattues sur la place publique, il est important pour les marques de soigner leur communication et les réactions que celle-ci peut provoquer. A la fois déterminé par son environnement mais aussi seul détenteur de sa faculté de juger, l’Homme se trouve au centre d’une guerre des affects. Écrasé par le poids des marques et la communication de masse, il est conditionné à recevoir un message à l’aide d’un langage précis. D’un autre côté, ses affects personnels entrent en conflit avec les prédispositions collectives. L’individu est alors tiraillé entre son intérêt propre, sa place au sein du collectif, ses valeurs et ce qu’il juge “bon”.
La société de consommation, productrice de désirs et alimentée par des désirs
Chaque campagne de communication est empreinte de désir. Dans ce contexte, le langage utilisé par les marques s’inscrit dans des codes bien précis, utilisés par tous. Le message imposé est alors conçu pour être reçu et compris par l’ensemble des récepteurs. Ainsi leurs sens perçoivent des codes, qui suite à l’analyse de leurs esprits, suscitent une sensation d’envie, de désir et surtout de manque. Les publicités, omniprésentes au quotidien, cherchent à assurer aux hommes qu’un produit ou service leur est essentiel. L’imaginaire cultive alors cette idée en associant la possession de l’objet à une émotion positive qui permet d’entretenir un mythe et ainsi d’exclure les individus du réel. Selon Lordon, ces « assujettissements joyeux » ont pour but de lutter contre des passions tristes qui, à terme, pousseraient les hommes à fuir la relation qu’ils entretiennent avec la marque.
Cependant, les individus ne sont pas seulement tributaires des messages envoyés par les publicités. Dans l’incapacité de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, ils produisent des signaux qui évoquent de nouveaux désirs et que les marques cherchent immédiatement à satisfaire. Aussitôt comblés, les hommes souhaitent à nouveau ressentir cette sensation de manque et d’attente. Leur désir, inépuisable, se tourne alors vers un autre objet. Cette action est évidemment sublimée par l’effet de groupe chez lequel l’individu cherche sa propre reconnaissance.
Ressentiment linguistique et ésotérisme en toc
Si le langage est un instrument de la communication, la communication possède également son propre langage, avec des termes, concepts et définitions spécifiques.
La communication suscite souvent la critique des non-initiés à cause de ses termes spécifiques, souvent anglophones et donc, incompréhensibles pour certains. Cette difficulté de compréhension pousse les non-initiés à rejeter la communication et à remettre en question la crédibilité de ses concepts et de ses préceptes. Cette incompréhension alimente également le soupçon d’imposture et peut faire dire que la complexité des termes cache, en réalité, le vide de cette discipline. De plus, la connaissance d’un langage particulier marque l’élection et l’appartenance au corps des initiés pour ceux qui la maitrisent. De fait, ne pas maitriser un langage marque la non-appartenance au corps des initiés. Ceux-là, souvent, la mépriseront ou la rejetteront.
Comme dit précédemment, le langage est un instrument de communication. Dans le cas des marques et du marketing, le langage permet de formuler le désir en l’inscrivant dans la langue pour solliciter ainsi certains affects.
L’emprise des marques sur les consommateurs
Les institutions et les Hommes sont intiment liés. Elles ont été érigées par ces-derniers qui à la fois, participent et subissent leur joug. En ce sens elles sont semblables aux marques. Tout comme l’Homme est indissociable de la société à laquelle il appartient, les individus sont voués à rencontrer les marques car la communication est partout. À l’origine, tout individu est d’abord intrinsèquement sujet à des désirs indépendamment des rapports avec son environnement. C’est donc le besoin qui induit à l’action, l’achat. Si au début, la communication visait à promouvoir les entreprises et leurs services, aujourd’hui c’est une bataille psychologique dans laquelle les marques s’emploient à obtenir la meilleure place et à la bétonner dans l’esprit du consommateur. Pour cela, elles influencent grandement son comportement. Quant à l’individu, il tente de plus en plus de s’en défaire en façonnant cette communication à l’image de ses préférences. Désormais, certaines marques y mettent l’accent. Il y a des cas de consensus où des marques s’adaptent au profit de leur communauté. Elles font passer leur cible au premier plan car il a été prouvé que la satisfaction est incontournable dans le processus de fidélisation de la clientèle. Cependant, la communication reste tout de même une sorte de philosophie qui consiste à surfer sur les tons de façon à contrôler la vérité dans le sens voulu, pour le résultat escompté. Une marque ne cherchera pas forcément à être la meilleure, mais la meilleure pour sa cible. Ainsi les marques affichent parfois leurs défauts par humilité certes, mais pas de manière désintéressée pour autant.
La conceptualisation de cette emprise : recours à la domination
Les marques entretiennent un rapport de force avec les consommateurs. Nous pouvons donc faire un parallèle avec une situation de dominant et de dominé. Le quotidien des individus les pousse à être en permanence en contact avec la communication média et hors média des marques, consommant ainsi constamment de la publicité. Cette domination des marques dans le quotidien est un principe ancré qui n’est pas remis en question et qui est basé sur un consensus informel que les consommateurs perçoivent comme une normalité.
Cette domination des marques dans le but d’imprégner les individus se base sur la création de désir qu’elles véhiculent à travers leur stratégie de communication. Le cœur même de l’adhésion des individus à une marque sont les affects. Leurs choix en matière de message véhiculé à travers leur communication déterminent la naissance d’affects chez les individus. Les individus ayant un certain affect pour une marque, adhèrent à la vision de celle-ci ainsi que ce qui gravite autour de ses produits. En revanche, une stratégie efficace doit laisser penser aux consommateurs qu’il est le seul à pouvoir juger ses choix, basé sur son libre-arbitre.
On peut aisément comparer cette acceptation à une violence symbolique. Le consommateur est en effet poussé par ses affects à consentir à cette domination et accepte alors la vision de la marque. Il intériorise cette norme qui a été déterminée par les affects que la marque a elle-même créé et transmise au moyen de sa communication.
Une individualisation des désirs et des affects
En communication, le message que les marques/agences souhaitent faire passer vise des cibles. Une cible peut être un groupe de personnes ou un ensemble d’individualités. Les cibles peuvent donc être individualisées car même si les institutions sont des constructions collectives, les affects sont individuels. C’est ce que Spinoza appelle la « puissance de multitude », la somme des forces individuelles qui forment une structure. Chaque individu répond à ses propres désirs selon ses normes de valeurs et son conatus. Ainsi, un même message envoyé à un groupe de personnes peut être perçu différemment selon l’expérience de chacun, son ressenti ou ses habitudes. Même si le groupe perçoit le même message et l’accueille de la même manière (message réconfortant ou message hostile par exemple), le cheminement de la pensée de chaque individu diffère.
Aussi, un ensemble d’individus peut mener une même action, mais avoir un désir différent. Par exemple, dans le processus qui va mener jusqu’à l’acte d’achat d’un bien ou d’un service, le cheminement du désir d’un premier individu peut provenir d’une envie de changer son quotidien, d’améliorer sa qualité de vie, alors que dans l’esprit d’un second individu il peut s’agir d’un achat de positionnement, c’est-à-dire d’un achat pour affirmer sa place dans l’échelle sociale. Les mouvements de foule peuvent être expliqués par une individualisation du groupe car il n’y a pas d’affect sans corps à affecter.
Pour conclure, la société semble donc être le théâtre de l’affrontement entre la puissance des marques ou institutions et le pouvoir de l’individualité de chacun. Si l’un permet de nourrir la reconnaissance de l’autre, alors la réciproque est tout aussi vraie. Cependant, c’est par leur faculté à juger et à ressentir des émotions que les individus se dissocient fondamentalement des marques. Cette capacité révèle une balance affective fragile qu’il faut alimenter avec soin. Selon le seuil de tolérance fixé par chacun, un trop plein d’affects négatifs pourraient conduire à un renversement de la consommation.
Auteures : Fannel Fozonne, Romane Mika, Mirando Ramanamahefa, Shantala Richard, Ariane Rubio
Acheter La Société des affects, de Frédéric Lordon (2015)
***