Jonathan Curiel dépeint, dans son essai La société hystérisée, une société virulente qui ne prend pas une minute avant de dire ce qu’elle pense de manière haineuse et incontrôlée. Cette colère exposée sous le terme très connoté « d’hystérie » nous amène à la justesse du langage et de la libération de la parole pour les minorités.
Le poids (du sens) des mots
Dans le choix de son titre, Jonathan Curiel utilise le mot hystérisée pour définir la société. L’auteur, avec son introduction, épargne les aspects conflictuels du terme hystérie et impose de croire en la définition scientifique datant d’il y a des milliers d’années : l’hystérie est “une émotion exagérée ou incontrôlée”. Cette définition est utilisée dans l’Histoire par Hippocrate en Grèce antique pour caractériser les femmes ayant des troubles psychologiques ou des névroses. Des siècles plus tard, Freud, avec la psychanalyse arrive à la conclusion que la névrose hystérique apparaît chez la femme suite à un traumatisme souvent d’origine sexuelle. Puis, la médecine contemporaine s’accorde à dire que l’hystérie est la capacité qu’a l’esprit à faire simuler au corps des symptômes physiques pour des raisons uniquement psychologiques. En bref, à devenir tellement paranoïaque à propos d’une maladie qu’on en développe ses symptômes. De nos jours, selon la science, les limites sont donc fines entre hystérie et être hypocondrie. Seulement, le mot hystérique a marqué notre vocabulaire et est désormais couramment utilisé pour discréditer une femme qui s’exprime un peut trop brutalement, un peu top fort… ou qui juste s’exprime.
En quoi donc le langage est-il important ? Curiel a choisi d’utiliser dans son titre et à longueur de paragraphes un mot tellement connoté que l’on peut se demander si implicitement il ne veut pas nous faire passer un message : celui que les femmes sont responsables de l’exaltation de la société. Exaltation, un mot que l’auteur aurait pu employer afin de s’épargner les termes ambigus tels que hystérisée ou hystérisation. L’exaltation étant la grande excitation de l’esprit dû à de fortes émotions, son sens ne diverge en rien de celui d’hystérisation. Curiel a donc choisi un mot controversé qui pose sujet à débat alors qu’il prône le fait qu’on est besoin de “se calmer”.
Pour les lectrices particulièrement, la lecture de ce livre n’est que colère et énervement à cause de la répétition intense d’un mot dont elles se sentent privées de justification. C’est comme si tout au long du livre, on leur enlevait la parole. Car finalement une femme hystérique est simplement une personne perçue comme femme, dont le comportement sort trop du rang. Ce livre nous montre donc comment le langage peut changer la perception de ce qu’on lit ou de ce que l’on ressent. Car quand bien même le fond de la pensée de Curiel serait intéressant, la forme, le langage utilisé est tellement discriminant qu’on ne peut garder son calme en le lisant. Le choix des mots peut avoir un impact énorme sur la manière dont les autres perçoivent et réagissent à nos idées. Les mots ont un pouvoir de libération, car ils permettent d’exprimer nos pensées les plus profondes et de nous connecter avec les autres de manière authentique. En choisissant les bons mots, des barrières peuvent être brisées, la parole peut être libérée et les oppresseurs réprimés.
Libération de la parole et « tyrannie des minorités »
La violence dans les médias n’est en aucun cas nouvelle. En 1986, Serge Gainsbourg insultait copieusement Catherine Ringer dans “Mon Zénith à moi”, et a été tout aussi déplacé la même année avec Whitney Houston sur le plateau de Michel Drucker. Cela continue bien sûr aujourd’hui, où l’on peut retrouver Thierry Ardisson qui invite Stéfi Celma sur son plateau pour ensuite l’humilier avec des commentaires racistes sur sa coupe afro, avant de lancer la chanson “Couleur Café” de Serge Gainsbourg (décidément).
Ce qui est nouveau, ce n’est pas la violence, mais la rétorsion et la défense. Les humiliations et les insultes ne passent plus. Curiel nous pose la question : “et si on se calmait ?” Mais nous préférerions lui demander “qui s’énerve, et pourquoi ?”
L’auteur avance sa théorie de la “tyrannie des minorités” qu’il met en lien avec la “cancel culture”. Rappelons que par essence, une minorité, de par son statut et son nom, n’est pas en position de gouverner quoi que ce soit. La libération de la parole de minorités ne ressemble en rien à une tyrannie, ni non plus à une hystérie collective.
Quand Curiel prend en exemple le mouvement #MeToo pour soumettre son point que nous pourrions résumer par un “ouin ouin on peut plus rien dire”, et qu’il met en cause la férocité avec laquelle les féministes condamnent les hommes accusés de viols, nous ne pouvons que constater son manque d’empathie. Comment défendre un viol ? Comment défendre même un potentiel violeur ? Comment ne pas, d’ailleurs, être révolté par toute tentative d’excuse, quand leurs actes détruisent des vies ? Pour rappel, seulement 1% des viols sont amenés devant la police, et 1% d’entre eux sont condamnés, assure Sandrine Rousseau (voir plus bas nos sources).
Curiel ne semble pas conscient qu’outre la véhémence des débats actuels, il y a une libération de la parole. Beaucoup de minorités n’avaient auparavant ni le droit, ni l’espace de s’exprimer aussi librement que maintenant (même s’il reste encore beaucoup de chemin à faire et que leur parole reste constamment contestée, ce qui entraîne, là aussi, une stérilisation du débat et de la violence). Alors comme le dit Virginie Despentes, au lieu de subir sans rien dire, “On se lève et on se barre”.
La libération de la parole a permis à la société de devenir intolérante face à l’intolérance (comme le mentionne Karl Popper), puisque c’en est assez de protéger les agresseurs, les attaquants et les ignares. L’identité est désormais revendiquée. Et comme pour tout fait, il n’y a pas de changement sans action. C’est bien pour ça qu’on assiste aujourd’hui à un boycott de Balenciaga, qui a mis en scène des enfants avec des sacs en peluches BDSM ou que C8 a été condamné à verser 3,5 millions d’euros d’amende pour avoir « porté atteinte aux droits de l’invité (qui était Louis Boyard), au respect de son honneur et de sa réputation” [1]. Certains se sont trop habitués à s’en sortir indemne, parce que la société n’osait pas s’indigner. Le cap étant passé, le dialogue se doit d’évoluer.
Dans son essai, Curiel semble être un homme qui a peur pour sa propre liberté d’expression, maintenant qu’il n’y a pas plus qu’une seule parole mais DES paroles qui s’ouvrent et que de nouvelles règles sont dictées. Les exemples des gens irrationnels qu’il mentionne (comme Bigard pendant le confinement par exemple) sont raillés par la grande majorité. La plupart des gens ne participe pas à sa soi-disant “hystérie”, mais attendent un renouveau, d’où le blocage en masse de comptes malveillants sur les réseaux sociaux, ou les nombreux boycott de marques, même si certains, peut-être par faiblesse, préfèrent tout de même se complaire dans la haine. Mais faire passer de l’antisémitisme, la mysoginie et la xénophobie pour de la folie et de l’hystérie, c’est tout simplement dangereux.
Libération de la parole et baisse d’éducation
“L’hystérisation de la société” pour reprendre les termes de l’auteur, peut être vue comme un effet secondaire de la libération de la parole combinée à une baisse d’éducation. Lorsque les gens peuvent exprimer librement leurs opinions sans être tenus responsables de leurs propos, il est possible que les débats et les médias soient envahis par des discours extrêmes et “hystériques” qui n’ont pas de base factuelle solide.
La liberté d’expression est un droit fondamental, mais il est important de se rappeler que cela ne signifie pas que toutes les opinions sont équivalentes ou devraient être tolérées. Les discours de haine peuvent propager des idéologies dangereuses et discréditer des groupes entiers de personnes. C’est ce que l’auteur regrette avec l’utilisation compulsive des réseaux sociaux et de la reprise quasi immédiate des médias “L’hystérisation des échanges s’y est banalisée. La violence des propos n’a pas de frontière, elle peut se développer dans le monde virtuel des réseaux et se concrétiser dans le monde réel”.
Le fléau de la libération de la parole n’étant clairement pas le fait d’entendre enfin la voix des minorités jusque-là ignorées mais bien la diffusion d’idéologies complotistes, fascistes et haineuses qui ont un impact négatif direct sur l’éducation et la société dans son ensemble. Ces idéologies peuvent alimenter des préjugés, des stéréotypes et des comportements discriminatoires envers des groupes entiers d’individus. En outre, elles peuvent inciter à la violence, à la discrimination et à la division de la société. Nous devons encourager la liberté d’expression tout en faisant preuve de discernement et en veillant à ce que les discours ne soient pas utilisés pour propager des idéologies qui menacent les droits et la dignité humaine.
En exprimant son regret de l’utilisation compulsive des réseaux sociaux pour partager un avis, Jonathan Curiel montre que pour éviter l’hystérisation de la société, il est important de promouvoir une culture de la responsabilité en matière de discours. Les médias doivent également adopter des pratiques plus éthiques et les plateformes en ligne doivent être plus actives dans la modération du contenu haineux ou extrême pour calmer la vague d’angoisse que l’on peut avoir à l’heure actuelle lorsque l’on ouvre Twitter ou que l’on allume la télé.
Quelles leçons retenir pour les communicants ?
Andrew Grove, “La qualité de notre communication est déterminée non par la manière dont nous disons les choses, mais par la manière dont elles sont comprises” [2].
En effet, les mots sont des armes, notre devoir en tant que communicants c’est d’être délicats et responsables en usant de leur puissance à bon escient.
Construire des discours plus constructifs, qui ont plus de matière avec des arguments sourcés, vérifiés pour débattre justement contrairement aux temps antérieurs où les personnes répondaient à chaud sans analyser au préalable l’impact que pouvait avoir leur opinion ou remarque.
On assiste à la naissance d’une société constituée de femmes et d’hommes qui ont ôté leurs œillères. C’est la libération des voix des minorités. Alors oui, la société d’aujourd’hui est à cran car celle-ci ne laisse plus passer certaines choses, au contraire elle définit les limites à ne plus dépasser.
A travers ce qu’il appelle ses “solutions”, Jonathan Curiel dépeint uniquement un tableau d’issues favorables qui sont empruntes de sa propre culture. Ainsi, son livre n’est qu’une réponse, parmi tant d’autres, car chacun est limité par ce qu’il connaît et apprend. Cela s’explique par les différences socio-économiques et de culture, ainsi des filtres invisibles s’appliquent sur les informations qu’ils recherchent. C’est un phénomène qui a été étudié par Eli Pariser, les bulles de filtre, les algorithmes sélectionnent les informations visibles en s’appuyant sur les données récoltées, l’information est alors personnalisée à son insu. D’autres lieux où la neutralité doit être respectée sont en réalité biaisés, par exemple l’école, lieu d’apprentissage, est un appareil idéologique d’état d’après Louis Althusser, une structure qui vient contraindre la pensée et qui façonne les relations.
« La meilleure façon de contribuer efficacement à cette aventure est de faire sa déclaration d’indépendance mentale », Gérald Bronner [3].
Auteures : Carla Bouvard-Coconet, Morgane Buleon, Marine Gouédard, Solène Mongeot, Shirley Othily
Acheter La société hystérisée, de Jonathan Curiel, 2021
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Aller plus loin
- [1] https://www.ozap.com/actu/affaire-louis-boyard-dans-tpmp-c8-condamnee-a-verser-3-5-millions-d-euros-d-amende-par-l-arcom/627728 [2] https://www.cairn.info/comment-etre-un-bon-manager–9782340066984-page-71.htm [3] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/gerald-bronner-le-terme-systeme-sert-souvent-de-cheval-de-troie-du-conspirationnisme-20190405
- https://www.tf1info.fr/societe/5-ans-de-metoo-seulement-1-des-viols-condamnes-en-france-2220984.html
- “Les violences sexuelles hors cadre familial enregistrées par les services de sécurité en 2021”
- https://www.liberation.fr/checknews/2019/02/08/combien-y-a-t-il-de-viols-chaque-annee-combien-de-plaintes-combien-de-condamnations_1708081/
- Libération, tribune de Virginie Despentes

