Bibliographie

Théorie de la dictature, Michel Onfray

Suite à cet ouvrage d'Onfray, les paradigmes entre marque et consommateur semblent lier et affranchir le marketing d’une forme de dictature

Suite à cet ouvrage d’Onfray, les paradigmes entre marque et consommateur semblent lier et affranchir le marketing d’une forme de dictature

George Orwell, lanceur d’alerte ? Publiés dans les années 1950, La Ferme des Animaux et 1984 semblent encore d’actualité. Du moins pour Michel Onfray, qui, dans sa Théorie de la dictature, dresse la liste de sept “commandements” pouvant mener à l’instauration d’une dictature d’un genre nouveau. Entre autres : abolir la vérité, désinformer, produire le réel ou formater les enfants. Attendez, ça ne vous dit rien ? 

Entre hyperréalité ou volonté pour les marques de s’implanter dans l’esprit des consommateurs dès le plus jeune âge, force est de constater que certains “commandements” font bel et bien partie de notre quotidien. Mais dans cette aliénation qu’on pourrait penser irréversible, les hiérarchies s’inversent, se déplacent, et de nouveaux paradigmes se mettent en place. Alors dans quelle mesure le marketing est influencé par les lois d’une dictature, et comment peut-il s’en affranchir ?

Un individu défragmenté

1111 Citations de Stratégie, Marketing, Communication, par Serge-Henri Saint-Michel

“Pour abolir la vérité, il faut produire le réel”. Certaines structures qui nous entourent répondent à ce premier commandement, notamment les hyperréalités des parcs Disneyland ou des centres commerciaux qui, au-delà de façonner l’identité des individus, les appellent à jouer un rôle au sein de leur simulacre. Ces identités créées de toutes pièces sont au service d’un rythme imposé : l’heure des parades et les files d’attente chez Disney, ou le parcours client des centres commerciaux qui le maintiennent dans cet espace clos du matin au soir, avec tout ce qu’il faut de ravitaillement et de divertissement pour qu’il ne soit pas tenté de fuir. L’espace physique n’a plus aucune importance dans la détermination de sa position sociale. 

Problème : sollicité de toutes parts par des messages souvent contradictoires, délivrés par des centaines d’acteurs différents, l’individu devient totalement défragmenté et imprévisible, évoluant au sein de nouveaux espaces dans lequel il s’adapte en permanence. Dans L’âge de l’accès, Jeremy Rifkin considérait d’ailleurs que la “déterritorialisation et temporalisation de l’existence” était en partie due aux médias, alors qu’en réalité, les marques ont aussi leur rôle à jouer dans la définition de ces nouveaux espaces. D’où la nécessité pour elles de revoir leur manière de communiquer auprès de leur public : désormais, elles doivent savoir non seulement à qui elles s’adressent, mais à quel moment, dans quel lieu, et dans quelle disposition mentale se trouvent les personnes qu’elles interpellent. Aujourd’hui, les conditions techniques qu’évoquait Philippe Breton dans “Convaincre sans manipuler” (“D’abord, l’orateur devra s’assurer que les conditions techniques sont réunies afin d’optimiser la réception du message.”) ne suffisent plus : il s’agit de transmettre un message en prenant en compte de multiples facteurs, aussi bien matériels qu’immatériels, et de multiples espaces composés de multiples identités. 

Se raconter pour émouvoir

En 2013, le film “L’Odyssée” de Cartier surprend, autant pour son intention que son esthétisme. Il n’est plus question d’adopter un discours commercial, mais de faire rêver et de se raconter à travers un emblème (la panthère) et les produits phares qui ont construit l’ADN de la marque. Parce qu’une marque ne peut plus seulement jouer sur l’aspect commercial, il est nécessaire de parler un langage qui s’adresse au cœur et à l’émotionnel pour espérer retenir l’attention d’une cible sur sollicitée. David Aaker propose le concept de marque non plus comme “objet de consommation” mais “sujet agissant”, qui produit, élabore et diffuse des messages autour d’un ensemble de signes de dimension symbolique. Michel Onfray a beau considérer les mythes et les fictions comme un moyen de contrôler la population, ils sont pourtant indissociables de l’aspect culturel d’une marque. À travers son slogan “Just do it”, Nike exhorte son public à incarner la marque à travers un lifestyle où elle et lui pourront se rassembler autour de valeurs et pratiques communes. La cristallisation de cette rencontre entre deux cultures devient dès lors les piliers d’une fidélité pérenne et réciproque. 

L’enjeu du storytelling de marque suppose un autre aspect que Michel Onfray évoque dans son principe du “bon usage de la rhétorique”. Si, pour Jean-Noël Kapferer, une marque est avant tout un être de discours, dont la communication repose sur le principe d’émetteur et de récepteur, reste à en maîtriser les codes, au risque de perdre en efficacité dans la transmission du message. Sans pour autant tomber dans le mensonge, interdit par la loi dans la publicité, les produits laitiers ont su tirer leur épingle du jeu : le calcium est bon pour la santé, les produits laitiers contiennent du calcium, donc “les produits laitiers sont nos amis pour la vie”. Manier la langue… Tout un art. 

Mais à une époque où le temps d’attention moyen n’est que de quelques secondes, il est de plus en plus difficile de transmettre efficacement un message. Couplez à ça le fait que le consommateur d’aujourd’hui n’a plus envie d’avoir envie, et c’est tous les aspects du discours qu’une marque doit modifier. Pour autant, même s’il est délicat d’atteindre son public tant il est volatile, cela ne signifie pas pour autant que la paresse cognitive s’est emparée de lui au point de l’aliéner. On pourrait se demander ce que Max Adorno et Theodor Horkheimer, qui avaient dénoncé cette paresse et cette soumission du consommateur envers ce qu’il recevait, auraient pu penser de la génération des Millenials : ces consommateurs impulsifs, en quête d’expériences intenses, n’ont pas peur de tester plusieurs marques et leur sont de plus en plus infidèles. Loin d’être passifs et de se contenter de ce qu’ils voient, ils creusent, expérimentent, s’informent et deviennent co-propriétaires des marques en lesquelles ils croient. 

En outre, le postulat de Michel Onfray selon lequel l’information est manipulée et transformée par les dirigeants supposerait donc une hiérarchie de pouvoir entre les marques et les consommateurs. Il n’en est rien : fini le temps où le consommateur est dépossédé de toute faculté de penser. Aujourd’hui, son pouvoir est tel que la nature même de la relation entre lui et les marques s’est transformée. Ce n’est plus un rapport unilatéral, où émetteur et récepteur ont chacun leur rôle à jouer dans la diffusion d’un message, mais une interconnexion permanente où l’adaptabilité fait loi. 

Adoptez un livre

Parce qu’au fond une marque n’intéresse personne, elle doit se raconter et mettre le consommateur en charge cognitive pour qu’il reprenne le pouvoir. D’où l’importance de multiplier les expériences immersives dans lesquelles il aura le sentiment de contrôler ce qui lui arrive. Grâce à l’application Nike+ par exemple, il est possible de se lancer des défis, comparer ses statistiques…C’est une manière pour les consommateurs d’ajouter de la valeur à ce qu’ils consomment, et pour la marque, de s’implanter à long terme dans l’esprit de ses consommateurs. 

Cependant, il convient de rester objectif et lucide face à ces affirmations. Si le consommateur est puissant, il n’est certainement pas tout puissant. La multiplicité des choix qui s’offrent à lui ont beau le rendre curieux et infidèle, les marques ont toujours usé de stratégies efficaces pour le conquérir et le fidéliser. L’une d’entre elles rejoint d’ailleurs un des principes de la Théorie de la dictature : le formatage des enfants. En effet, il est plus probable qu’un adulte achète une Citroën s’il a joué avec des miniatures de la marque étant petit. Quand vous souriez devant une publicité, parce qu’elle vous rappelle des souvenirs d’enfance, c’est imparable. Le levier nostalgique est fondamental dans la prise de décision des consommateurs. Ainsi, les peluches M&M’s, ou encore les cartables Marvel sont autant de moyens pour une marque de se positionner comme “un compagnon symbolique qui rassure” (Benoît Heilbrunn). Attention cependant aux enjeux que ce rôle quasi filial sous-entend : la moindre incartade serait vécue comme une trahison. 

Religions et symboles

Si les dictateurs ont toujours assumé et cultivé le culte de la personnalité, il semble que de nouvelles reliques et divinités aient pris place au sein de la société de consommation. Les institutions en lesquelles on avait confiance s’effondrent pour laisser place à de nouvelles religions et leur attirail de gadgets : goodies, biographies de PDG, merchandising… Chez Apple, des adeptes se rassemblent dans des lieux de culte autour de rituels préétablis. Le prosélytisme remplace la publicité, l’adoration posthume érige Steve Jobs en dieu vivant. Cependant, cette faculté pour les marques de faire adhérer les consommateurs d’une manière quasi mystique à leur univers est infaillible. Vivre l’esprit de la marque, l’incarner, la “performer” : c’est cette densité sémiotique qui leur permet, selon Daniel Bô, de “rivaliser avec d’autres institutions pour structurer la vie d’une collectivité ou l’identité de certains individus. (…) Elles deviennent des repères mentaux non seulement sur un marché, mais dans la vie culturelle de tout ou une partie de la société.” Ainsi, les marques façonnent nos manières d’être et de faire, et ne sont plus seulement des acteurs commerciaux, mais des structures idéologiques dans lesquelles le consommateur performe toutes ses facettes.

Performer, ce n’est plus seulement consommer un produit, mais se construire socialement à travers lui. C’est ce que Pierre Bourdieu appelle “la distinction”, ou comment l’individu se distingue de ses pairs à travers ses choix de consommation culturelle. On ne parle plus ici d’objets de consommation, mais de biens culturels qui nous font accéder à un style de vie, à “une image de l’existence rêvée”, selon Jean Baudrillard, dans laquelle on se distingue par des “signes” tout en partageant les valeurs et les significations culturelles que la marque véhicule. Et puisque tous jouent le même jeu, cet univers de simulacres devient réalité. 

La force de ces signes va de pair avec celle des symboles qui peuvent à eux seuls transformer nos perceptions du réel. 1929 : des femmes (rémunérées) descendent sur la Cinquième Avenue pour manifester contre le patriarcat, une cigarette à la main. Edward Bernays, engagé par l’American Tobacco Industry pour augmenter les ventes de Lucky Strike, a eu l’idée d’associer à la cigarette une représentation symbolique forte qui avait pour seul but de légitimer une pratique encore tabou. C’est grâce au levier émotionnel que Lucky Strike est devenu leader sur le marché, bien loin des considérations morales qu’un tel produit pouvait soulever. 

Finalement, le marketing semble lié aux lois d’une théorie de la dictature, mais s’en affranchit considérablement, notamment à travers les nouveaux paradigmes entre marques et consommateurs. Les hiérarchies n’ont plus cours mais laissent place à des relations d’échange et de partenariat au service d’un objectif commun : la quête d’identité. Il ne s’agit donc plus de manipuler la parole, ni d’abolir la vérité, mais de s’adresser à un public curieux d’expériences sociales et culturelles, à travers des leviers émotionnels forts et partagés. Pour le consommateur, c’est une promesse de sens ; pour la marque, une promesse de fidélité.

Auteurs : Marie-Sixtine Bourret, Mewenn Brissonneau, Paul Defenin, Léo Gilard, Antonina Tanzi

Acheter Théorie de la dictature, Michel Onfray, 2019

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Références

  • Theodor Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, la production industrielle des biens culturels, 1947
  • La distinction de Pierre Bourdieu, rédigée par Thomas Apchain, https://www.dygest.co/pierre-bourdieu/la-distinction
  • Jean Baudrillard, La société de consommation, 1970
  • Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie ?, 1928
  • Daniel Bô, Brand culture, 2013
  • Philippe Breton, Convaincre sans manipuler, 2008
  • Benoît Heilbrunn, La marque, 2007
  • Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès, 2000 
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