Dans Un bien grand mot, Delphine Jouenne, associée fondatrice d’Enderby, décrypte des mots de l’année 2021 : identité, solastalgie, bamboche, nuance, vaccinodrome, hybride, décroissance… via leur étymologie, la mobilisation de concepts philosophiques et leur croisement avec leur contemporanéité d’usage.
Plongée complémentaire dans quatre mots avec Delphine Jouenne…
S’il y avait un mot central, ne serait-ce pas identité ? [1]
L’identité est au cœur des préoccupations des Français en 2021 et sera très certainement un enjeu clé de l’élection présidentielle de cette année. Dès l’Antiquité, le sujet de l’identité est posé avec l’allégorie du bateau de Thésée. Plutarque imagine un bateau dont toutes les composantes sont remplacées au fur et à mesure de sorte qu’il ne contient plus aucunes de ses parties d’origine. Est-il toujours le même bateau qu’initialement ? Au XIVe siècle, identité signifie en premier lieu le caractère de deux objets de pensée identique. Le mot est ensuite repris au XVIIIe siècle pour désigner le caractère de ce qui est permanent. L’identité est ce qui fait que l’autre est le même, tout en étant ce qui permet de se différencier sans erreur possible, en individualisant la personne. C’est le principe de la carte ou de la photo d’identité.
L’identité ne peut se construire qu’avec autrui dans le rapport aux autres. Or, quand on crée un groupe, une communauté, on exclut de facto ceux qui ne souhaitent pas en faire partie, tels des étrangers. En partant du principe qu’il y a de l’autre en moi, notre identité est et restera un travail perpétuel d’ouverture à l’autre permettant tout simplement au principe d’universalité d’exister et de poser les bases de la reconnaissance.
Nous avons de plus en plus de difficultés à « faire société ». La condition essentielle de la langue, c’est de permettre à tout un chacun de se comprendre, or, il y a souvent une incompréhension sur le sens même des mots. On ne met pas la même intensité, les mêmes valeurs, les mêmes émotions sur des mots malgré leur définition… De ce fait, ils sont souvent dévoyés de leur définition d’origine. La langue est par essence source de divergence, soumise à interprétation, ce qui rend difficile toute tentative de dialogue entre des Français qui ne se comprennent pas toujours.
En communication politique récente, la nuance est-elle plus répandue que l’hystérisation ? [2]
Dans ce monde du slogan, de la dictature de l’émotion, difficile d’engager la discussion. Les avis sont de plus en plus tranchés. Il faut aller vite et marquer les esprits. Au diable la nuance, celle qui nous permet de conserver une forme de précaution, un pas vers la politesse. Non, aujourd’hui, il faut taper vite et fort, la diplomatie n’existe plus. Les interactions sociales semblent nous imposer, sous la pression des réseaux sociaux, de plus en plus de rapports de force. « Notre monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place », comme le souligne Albert Camus dans Combat. Alors, oui, j’aurais pu mettre en avant l’hystérisation, mais c’est un mot que je me refuse d’utiliser pour des raisons étymologiques. En effet, l’hystérisation fait référence à l’utérus féminin et poursuit une stratégie de stigmatisation péjorative de la femme qui a cours depuis la nuit des temps. Sans être une fervente féministe, nous constatons qu’en utilisant ce mot, la société retire aux femmes leur capacité de colère. Oui, une colère peut être saine ou raisonnée. Donc plutôt que de parler d’hystérisation, je préfère évoquer la polarisation du discours qui rend irréconciliables certaines prises de position. On cherche à générer des réactions épidermiques au risque de créer de réelles ruptures au sein de notre société.
Comment les marques pourront-elles communiquer dans un contexte de solastalgie ? [3]
Le phénomène de solastalgie proposé par le philosophe australien Glenn Albrecht se résume depuis 2003 par le sentiment de profonde détresse que nous pouvons ressentir face au spectacle imposé de la dégradation de la nature et la prise de conscience de l’irréversibilité de nos actes. Cette sensation accablante pousse à divers symptômes : tristesse, anxiété, insomnie, anorexie, voire dépression. C’est en 2019, dans la revue Critiques, que le philosophe français Baptiste Morizot étend le concept pour décrire notre condition face au changement climatique, décrivant le phénomène comme « un mal du pays sans exil ». Nous sommes aujourd’hui dépossédés de notre environnement qui se transforme beaucoup plus vite que nous-mêmes, ne nous laissant pas le temps d’appréhender sa mutation, son instabilité alors même que nous sommes tous en recherche d’un cocon qui se traduit par un attachement de plus en plus fort au foyer.
On repense le logement comme un cocon, et les marques l’ont bien compris en proposant une réappropriation de son univers, d’autant plus en période de télétravail. On repense également le lieu de travail qui n’est plus seulement un lieu d’échanges, mais également un espace où l’on grandit. Ayant toujours vécu dans un monde où prédomine l’insécurité, les plus jeunes se donnent le droit de réévaluer et de quitter un jour le nid.
Le prénom de 2022 sera-t-il Karen ? [4]
Le prénom Karen est l’emblème d’un certain type de personnage parmi les Américains : une femme blanche d’âge mûr, au comportement autoritaire et raciste. Elle est devenue, au fil des mois, l’archétype d’opposition au mouvement woke. Sous l’impulsion des réseaux sociaux, avec l’extension du mouvement Black Lives Matters, le mot est arrivé en France, prenant une place prépondérante dans le débat public et s’étendant à d’autres causes. C’est désormais la prise de conscience des injustices et de toute forme d’inégalités qui est visée. Barack Obama a mis en garde contre la « woke culture » sur les réseaux sociaux le 29 octobre 2019 lors du sommet annuel de sa fondation : « Il y a des gens qui pensent que, pour changer les choses, il suffit de constamment juger et critiquer les autres […] Si je fais un tweet ou un hashtag sur ce que tu as fait de mal, ou sur le fait que tu as utilisé le mauvais mot ou le mauvais verbe, alors après je peux me détendre et être fier de moi, parce que je suis super « woke », parce que je t’ai montré du doigt. Mais ce n’est pas vraiment de l’activisme. Ce n’est pas comme ça qu’on fait changer les choses. Si tout ce que vous faites, c’est jeter la première pierre, alors vous ne faites probablement pas grand-chose », critiquait-il.
Le mouvement continue de faire débat, car si la nécessité d’ouvrir les yeux sur des injustice est positive, elle crée de nouveaux biais et de nouvelles fractures au sein de notre société. Ce mouvement initialement bienveillant peut en oublier pour autant la nuance et le respect des opinions divergentes. Pour le moment, Karen reste aux États-Unis, mais combien de temps avant qu’elle n’arrive en France ?
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[1] Lien avec Woke, Vaccination, cf. « se vacciner serait-il devenu un acte militant ? » (p. 17), Passe, Iel… et même Bamboche (p. 52 sq.).
Richard Gotainer, Bamboche et Patachon, 1979
[2] Nuance, p. 42 sq.
[3] Solastalgie, p. 112 sq.
[4] Karen, p 35. Woke culture sur Marketing Professionnel