La bombe Barbie (et Ken) explose sur les écrans en parallèle du film Oppenheimer, pimpant le box-office et repeignant la vie en rose version Barbiecore.
La marque louvoie-t-elle entre un opportunisme mercantile et de fines anticipations stratégiques ? Echanges avec Dipanjan Chatterjee, vice-président de Forrester et analyste principal, à partir de matériaux fournis par l’institut.
« Barbie a été lancée en plein mouvement des droits civiques » ne fait pas d’elle une poupée militante. De plus, son lien avec « la conscience collective de la société » relève plutôt d’une Stratégie du Désir, titre d’un livre qu’Ernest Dichter* a publié un an après la première Barbie. N’est-ce pas oublier que Barbie était avant tout une sorte de « modèle réduit de femme » (je forme l’expression), hautement normalisé et archétypal, totalement en phase avec la société de consommation (et non la politique) ?
Dipanjan Chatterjee – C’est exact. Barbie n’a jamais été conçue pour être une poupée militante au sens de la justice sociale. En fait, elle était délibérément destinée à être un modèle de femme dans la société contemporaine. Mais il s’agissait en soi d’un changement radical. Jusqu’alors, la plupart des poupées représentaient des enfants plus jeunes, et Ruth Handler affirmait que les petites filles graviteraient autour de poupées représentant des femmes et que les petites filles « voulaient simplement être des filles plus grandes ». La résistance a été forte de la part de ceux qui pensaient que les filles voulaient être des « mamans » et qu’elles ne joueraient pas avec une poupée « avec des seins ». Mais Handler a persévéré, avec beaucoup de succès.
Si « les jouets sexués continuent d’être un sujet polarisant », comment se fait-il qu’en période de féminisme affirmé, la Barbie-core soit amplement médiatisée et « appréciée » par les aficionados ?
Dipanjan Chatterjee – Examinons les données à ce sujet : aux États-Unis (je n’ai malheureusement pas de données pour la France), le sentiment est assez bien partagé. 49 % pensent que les enfants préfèrent certains jouets en fonction de leur sexe. Dans nos études qualitatives, nous constatons qu’il existe deux segments extrêmes : l’un décrie la neutralité du genre et l’autre l’affirme de manière agressive. Mais le gros de l’opinion se situe dans le milieu abondant qui a plutôt une attitude de « vivre et laisser vivre ». C’est exactement le marché auquel Barbie s’adresse et Mattel a travaillé dur pour maintenir la ligne de démarcation entre les deux. Même avec le nouveau film, Mattel prend soin d’éviter toute étiquette de féminisme. C’est pourquoi l’attrait général de Barbie s’efforce de plaire à tous : Barbie est officier de police, elle travaille avec des enfants et porte une robe.
Par ailleurs, il y a aussi un énorme facteur de nostalgie qui intervient après une période difficile de pandémie et qui explique le succès du film, les personnes cherchant des symboles de réconfort.
Enfin, si « en 2016, Mattel a décidé de mettre l’accent sur la diversité des poupées Barbie, inversant ainsi une tendance à la baisse des revenus », ne s’agit-il pas d’une démarche imposée par une vague qui risquait de les emporter ?
Dipanjan Chatterjee – C’est exact. La longévité d’une marque sur des décennies dépend de sa capacité à s’adapter et à être pertinente. En 2016, Mattel s’est trouvée en décalage avec les normes culturelles en vigueur et la trajectoire de son chiffre d’affaires en a été le reflet. Son pivot a permis une reprise significative des revenus au cours des années suivantes, au point que ses revenus sont aujourd’hui supérieurs de plus de 50 % à leur niveau le plus bas de 2016. L’évolution de la demande montre clairement que l’entreprise a pris la bonne décision. En 2019, la Barbie la plus vendue était noire avec une courte coupe afro. L’entreprise n’a pas toujours réussi du premier coup (le fauteuil roulant de Barbie ne rentrait pas dans sa maison), mais elle a continué à apprendre et à s’adapter (la Barbie autiste a été développée en collaboration avec la National Down Syndrome Society des États-Unis). En fin de compte, l’ancienne Barbie blonde aux yeux bleus a réussi à se faire définir par les multitudes qu’elle contient.
***
* « En 1958, en observant des petites filles jouer à la poupée pour le compte du fabricant que jouets Mattel, il constate qu’elles préfèrent les poupées à longues jambes et forte poitrine. Dichter invente ainsi la poupée Barbie, lancée par Mattel l’année suivante », in David Colon, Les Maîtres de la manipulation, Texto, 2021, p. 97.
(c) Ill. DepositPhotos