Edward Bernays : son travail est d’une valeur tout aussi importante que celui de son oncle ; Sigmund Freud, pourtant il a déjà été oublié dans la conscience collective. Présentation d’un homme dont les réflexions, découvertes et expériences étaient profondément précurseurs tant pour le marketing que pour la sociologie et la psychologie.
Dans l’esprit collectif, le bacon fait partie intégrante du petit déjeuner traditionnel américain. En réalité cette fascination pour le bacon est relativement récente et remonte aux débuts des années 20. Edward Bernays, le père fondateur des relations publiques, va modifier les habitudes alimentaires de tous les américains lorsqu’il est approché un jour, par la Beech-Nut Packing Company. L’entreprise souhaite accroître la demande de bacon. Bernays s’interroge alors sur le repas idéal auquel on pourrait rajouter de la poitrine de lard. Il se renseigne auprès de l’un des médecins travaillant dans son agence RP, afin de savoir si un petit-déjeuner « plus riche » » serait bénéfique pour les américains. Ce dernier aurait confirmé la théorie de Bernays. Dans la foulée le médecin écrit à 5 000 de ses collègues professionnels, afin de confirmer et de propager le nouveau mot d’ordre. Une soi-disant « étude » a même été publiée dans des magazines et journaux majeurs, encourageant les américains à manger un petit-déjeuner plus riche et plus lourd. Depuis cet épisode, les ventes et la consommation journalière de bacon continuent d’augmenter d’année en année…
Propagande : manipulation ou pas en avant vers la démocratie ?
En 1917, alors que Bernays est publiciste et intermédiaire entre le public et divers clients, le Président Woodrow Wilson lui demande de présider le « Comitee on Public Information » en tant qu’attaché de presse, pour promouvoir la politique de guerre américaine dans la presse. L’objectif est d’inverser l’opinion publique négative sur la guerre en mélangeant des techniques publicitaires avec une compréhension sophistiquées de la psychologie humaine. Et à vrai dire, c’est la première fois qu’un gouvernement moderne, diffuse de la propagande à une si grande échelle. Bernays, qui excelle dans sa mission, se voit même invité par Wilson à Paris pour la Conférence de Paix de 1919. Avec cette « propagande », Wilson est présenté comme un libérateur du peuple. Un homme qui voulait créer un nouveau monde pour des hommes libres. Wilson parvient à devenir un héros des masses.
En rentrant de Paris, Edward Bernays se questionne sur la propagande. Si l’on peut utiliser la propagande pour faire la guerre, alors on peut aussi l’utiliser pour la paix ! Il est donc l’un des premiers à utiliser les recherches de son oncle sur l’esprit humain et à les utiliser pour manipuler les masses. Il devient rapidement fasciné par l’idée des forces irrationnelles cachées chez l’humain et par la manipulation de l’inconscient. Mais étant donné que le mot propagande est associé à la tromperie et la corruption, Bernays préférait utiliser le terme « conseil en relations publiques » car il se considérait lui-même comme un psychanalyste pour entreprises. Son approche était dite éducationnelle et informative.
Il se mit sans plus tarder à expérimenter avec les esprits des américains, à peaufiner et déployer de nouvelles stratégies, comme la fois où il créa le buzz autour de la tournée des Ballets Russes de Serguei Diaghilev, aux Etats-Unis. Alors que peu d’Américains s’intéressent au ballet et que la grande majorité d’entre eux portaient des préjugés à l’égard des Russes, Bernays réussit à transformer l’image de ces derniers, en associant cet art à des choses que les Américains aimaient et comprenaient.
Par ailleurs : « L’énorme campagne de publicité qu’il met en œuvre ne se contente pas de transmettre aux journalistes des communiqués de presse, des images ou des dossiers sur les artistes : elle vante dans les pages des magazines féminins les styles, les couleurs et les tissus des costumes qu’ils portent ; elle suggère aux manufacturiers de vêtements de s’en inspirer ; elle veille à la publication d’articles où est posée la question de savoir si l’homme américain aurait honte d’être gracieux ; et ainsi de suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un extraordinaire succès et qu’elle ne sera pas terminée qu’on en annoncera une deuxième – tandis que de nombreuses petites Américaines rêvent de devenir ballerines » (Normand Baillargeon dans la préface du livre traduit de Bernays : Propaganda).
Les torches de la liberté
Une autre de ses expériences notables, fut de mettre fin à un des grands interdits des années 20. À l’époque, l’American Tabacco Corporation voulait briser le tabou des femmes qui ne pouvaient fumer qu’en privé. Bernays s’empressa d’analyser la situation et soumit ses observations à un psychiatre New Yorkais. Le verdict est sans appel : les femmes ne fumaient pas en public car la cigarette constituait un symbole phallique qui représente le pouvoir de l’homme. Bernays se munit par conséquent d’une dizaine de jeunes femmes et organisa l’un des plus gros coups de street marketing jamais pensé ! Ces jeunes suffragettes, qui avaient obtenu le droit de vote seulement 10 ans plus tôt, étaient engagées pour marcher fièrement en fumant devant des photographes présents à la grande « Easter Sunday Parade » de 1929, à New York. Dans un contexte où les femmes étaient considérées comme intellectuellement inférieures et toujours dépendantes de l’homme, ces femmes avaient pour objectif de dire non à la domination de l’homme ! Elles avaient maintenant « leur propre pénis » et telle la Statue de la Liberté – l’héroïne des américains – les femmes brandissaient leurs torches de la liberté.
L’impact fut tellement énorme que le lendemain, la majorité des journaux du pays parlait de ces jeunes femmes en première page ! Bernays avait rendu les cigarettes « socialement acceptable » avec une seule action symbolique.
Ainsi, Bernays réalisa qu’il était possible de pousser les individus à se comporter de façon irrationnelle en associant des produits à leurs désirs et à leurs émotions. L’idée que fumer rendait les femmes plus libres était complètement irrationnelle mais cela les fit se sentir plus indépendantes. Il comprit, comme Lipovetsky dans la Phase III de Bonheur Paradoxal, que le consommateur ne fait pas qu’acheter, mais s’engage personnellement ou émotionnellement dans son achat, il appelle ça d’ailleurs : la consommation émotionnelle (comprendre consommation pour soi). Pour Bernays, on passe d’une culture du besoin à une culture du désir – les désirs doivent éclipser les besoins de l’homme.
The Engineering of Consent
Edward Bernays apprenait aux grandes firmes américaines comment pousser le consommateur à vouloir des choses dont il n’avait pas besoin. En satisfaisant leurs désirs cachés et égoïstes, on les rendrait heureux et dociles. Dans son livre « The Engineering of Consent », publié en 1947, qui découle des recherches de Freud, Bernays explique qu’un individu indiscipliné, non-intellectuel et immoral, est plus facilement vulnérable face à l’influence. Cela sous-entend pour une entreprise qu’elle peut accroître le besoin d’un produit pour le consommateur et ce, en touchant ses désirs inconscients. Le consommateur doit être formé à désirer, à vouloir des choses nouvelles avant même que les anciennes ne soient entièrement consommées (prémices de l’obsolescence programmée). En stimulant les désirs intérieurs des gens et en les saturant de marchandises, quiconque peut créer un nouvelle manière de gouverner la force irrationnelle des masses ou des consommateurs. C’est ici même que l’enjeu démocratique prend toute son importance ! Bernays fournissait au gouvernement et aux médias, des outils puissants pour la persuasion et le contrôle social. Par ailleurs et à titre anecdotique, son travail sur Propaganda (1928) a grandement influencé Joseph Goebbels, au point qu’il s’en est inspiré lors de la deuxième guerre mondiale.
Selon Philippe Breton, dans l’ouvrage La Parole Manipulée, il faut faire la distinction entre les entreprises qui cherchent à convaincre de celles qui cherchent à manipuler. Ceci peut également s’appliquer aux gouvernements. Ce qui diffère une « bonne parole » d’une « mauvaise parole », d’après Breton, c’est la liberté de choix et d’interprétation, laissée au destinataire. Pour l’auteur, la parole est un réel outil pour la démocratie.
Or, qu’en est-il aujourd’hui ? Alors que nous sommes persuadés de vivre dans un monde de plus en plus libre et connecté, où chacun pense être l’acteur de ses propres décisions et de ses propres valeurs, nous sommes en fait prisonnier d’une propagande invisible qui, en plus de nous dicter quel produit acheter, peut nous influencer bien au-delà de ça dans nos vies quotidiennes. Le travail de Bernays démontre bien à quel point tout ceci dépasse le simple acte d’achat. Ses techniques permettent aux entreprises et aux gouvernements, de manipuler les masses et de les emmener dans leur sens.
Vers un cinquième pouvoir ?
Selon Noam Chomsky le quatrième pouvoir concerne les médias et leur traitement biaisé de l’information au profit des élites politiques et économiques. Si les médias se transforment de plus en plus en médias d’opinion, l’influence qu’ils peuvent porter sur les masses est à la fois risquée et inévitable. Quant à Marshall McLuhan : « le message est le medium », c’est-à-dire que le medium de communication a plus d’importance que le message en lui-même. Ceci rappelle les techniques de Bernays, qui utilisait les magazines de mode, les vitrines des grands magasins new-yorkais ou encore les médecins, pour influencer et transformer de simples lecteurs, passants ou patients en consommateurs.
Pour Ignacio Ramonet, le cinquième pouvoir, peut être utilisé pour désigner l’opinion publique. L’enjeu ici est-il plus large qu’on ne le pensait ? Ce n’est plus qu’une « simple » histoire de consommateur mais c’est bien l’opinion publique qui est en jeu ! Selon l’ancien directeur du Monde Diplomatique, un ensemble de citoyens, organisés grâce aux nouvelles technologies de communication, doit contrebalancer le quatrième pouvoir, celui des médias et par extension celui des grandes entreprises.
Aujourd’hui, avec l’avènement des nouvelles technologies, les choses ont-elles évolué dans le bon sens ? Avons-nous repris un tant soit peu contrôle des informations que l’on reçoit ? De nos pensées, de nos croyances, de nos valeurs et de nos habitudes de consommation ? C’est ce que se demande Jaron Lanier, notamment grâce à l’explosion d’Internet et de ses contenus « esprit de ruche », entendez par là, travail collectif, ou encore maoïsme digital. Selon lui, les sites tels que Wikipedia, qui sont donc crowdsourcés par les internautes, sont non loin de la réalité historique du maoïsme lui-même : un système avec la propagande de la langue du collectivisme qui est, dans la pratique, en fait dirigé par une petite élite au pouvoir.
Dernièrement, pour Howard Rheingold, les réseaux sociaux ont la capacité à la fois, d’exploiter la sagesse des foules ou d’alimenter la mentalité de foule. Il part du postulat qu’au sein d’un groupe, la meilleure façon pour celui-ci d’être intelligent est pour chaque personne de penser et d’agir de façon aussi autonome que possible. En soi, le groupe n’a pas besoin de leader pour réussir ! Les nouvelles technologies permettent justement aux gens de s’organiser collectivement (que ce soit dans un but positif ou négatif). Ces personnes sont capables d’agir collectivement mais de manière autonome.
Si nous prenons Apple – un grand maître de la manipulation – il est vrai que cette marque a entièrement réussi à transformer sa communauté en esclaves. Exemple symptomatique : Apple choisit à notre place le nombre de minutes d’intervalle entre chaque réveil sur l’option Snooze. Oui, Apple rythme même notre sommeil ! Fut une époque où l’utilisateur avait la possibilité de choisir l’intervalle idéal, qui lui correspondait – une sonnerie toutes les 5, 6 ou 7 minutes. Aujourd’hui Apple a restreint cette fonction et c’est donc la marque qui impose son rythme de 9 minutes entre chaque sonnerie. Mais peu de consommateurs s’en sont indignés, puisqu’ils sont devenus tellement addicts aux produits et que leur affect est constamment convoité par la marque, que ces personnes pensent faire partie d’une communauté qui “Think Different” alors qu’elles sont, en réalité, totalement aliénées.
Depuis bientôt 100 ans, l’approche Bernays a été largement utilisée par de nombreux politiciens, publicitaires et RP. En conclusion, il est évident que l’immense travail d’Edward Bernays est totalement précurseur. Aurait-il eu autant de succès sans le travail de son oncle Sigmund Freud ? Une chose est sûre, les torches sont bel et bien allumées. Les professionnels du marketing ont parfaitement saisi que les désirs doivent éclipser les besoins de l’homme. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, de nos jours, l’expérience prime autant sur le produit. La force irrationnelle restera malheureusement le point faible et majeur du consommateur. Et le plus grand risque auquel nous faisons face est justement la banalisation de ce principe…
Auteure : Samia Hassan
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Un article de notre dossier Consommation, aliénation, libération
Sources de l’article :
- Edward Bernays, Engineering of consent
- Edward Bernays, Propaganda
- Noam Chomsky, La fabrication du consentement
- Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois
- Philippe Breton, La parole manipulée
- Francis Balle, Medias et sociétés
- Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal
- https://www.edge.org/conversation/digital-maoism-the-hazards-of-the-new-online-collectivism
- http://ist.rit.edu/~rpv/papers/wisdom2014/paper.html
- http://www.bonappetit.com/entertaining-style/pop-culture/article/watch-the-inventor-of-pr-explain-how-bacon-and-eggs-became-an-all-american-breakfast
- https://toutesceschoses.wordpress.com/2011/11/10/les-torches-de-la-liberte/
- https://www.monde-diplomatique.fr/2003/10/RAMONET/10395
- http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=21#chapitre1
- http://www.criticalthink.info/webindex/bernays.htm
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