Médias et publicité

Médias sociaux : vers une écriture lacunaire ?

Les médias sociaux ont modifié notre expression. Un écrit moins formel, fait de messages courts et ponctués d’émojis, conserve-t-il tout son sens?

Les médias sociaux ont modifié notre expression. Un écrit moins formel, fait de messages courts et ponctués d’émojis, conserve-t-il tout son sens ?

Les médias sociaux ont modifié notre expression. Un écrit moins formel, fait de messages courts et ponctués d’émojis, conserve-t-il tout son sens ?

En mai 2015, WWF proposait une sélection d’ “emojis menacés” (Endangered emojis). Un mois plus tard, Domino’s Pizza lançait sa campagne multiprimée “Emoji Order”. Et c’est novembre qui a vu tomber la nouvelle la plus marquante: pour la première fois dans l’Histoire, le mot de l’année désigné par le très sérieux Oxford Dictionary… n’en est pas un. Les linguistes ont tout de même désigné la tête jaune hilare de douze pixels de haut comme : « Le “mot“ qui [reflétait] le mieux l’ethos, l’humeur et les préoccupations de l’année 2015 ». Selon une étude de l’université de Bangor (Pays de Galles) publiée en mai dernier, les emojis seraient le langage à la croissance la plus rapide jamais observée en Grande-Bretagne. Pourquoi ? D’une part, un taux d’adoption écrasant chez les jeunes générations (selon cette même étude 72% des 18-25 ans Outre-Manche trouveraient plus simple d’exprimer leurs émotions avec des emojis qu’avec des mots.) et d’autre part, une vitesse d’évolution de plus en plus rapide. Perçus par certains comme un retour à une ère ante-Tour de Babel, par d’autres comme une novlangue dépouillée de sens, les emojis divisent.

1111 Citations de Stratégie, Marketing, Communication, par Serge-Henri Saint-Michel

En effet, pour figurer une expression ou une émotion, l’emploi de l’un ou l’autre emoji se veut relativement univoque, mais une expression basée exclusivement sur ce signe est-elle viable ? Qu’en est-il de la déperdition du sens ? Peut-on épurer la syntaxe au point qu’elle ne fasse appel qu’à 700 signes-mots ?

L’emoji, nouveau langage universel ?

La part croissante laissée par les canaux de communication aux emojis n’est pas étrangère à leur succès. Ils sont considérés comme un langage à part entière sur les plateformes iOS et Android, respectivement depuis 2011 et 2013. Il en va de même sur les réseaux sociaux : depuis avril 2015, il est possible de rechercher des hashtags emoji sur Instagram (où ils sont présents dans 40% des publications dans le monde, 50% en France). Les ingénieurs du réseau l’ont révélé : l’algorithme de recherche associe de fait des emojis à de l’internet slang, créant de fait des passerelles « officielles » entre langage commun et emojis.

Snapchat a également su proposer un support viable pour le développement de l’usage empirique des emojis. En développant leur emploi sous forme de stickers, l’application leur confère la même place que le texte, voire plus encore, car leur nombre n’est pas limité.

Si les emojis jouissent d’une indéniable utilité quand il s’agit de fixer le sens d’une phrase dans une conversation, en appoint du texte, il se pose néanmoins un vrai problème de compréhension sur leur usage autonome.

D’après l’étude menée par Swiftkey (application clavier utilisant la prédiction de frappe, notamment utilisé par Apple et Google, ndlr), l’écrasante majorité des emojis utilisés en ligne seraient reliés à des émotions. Les « têtes souriantes », les « têtes tristes », les « cœurs », et les « gestes de la main » représenteraient 80% de l’usage global des emojis. Si leur développement en tant que langage est extrêmement rapide, au vu de ces chiffres, ils occupent essentiellement la fonction d’intonation écrite : « [les emojis] viennent simuler l’oral, introduire du non-verbal et ajouter de l’expressivité. Ils servent à renforcer par rapport au contexte (« je suis content pour toi »), orienter vers une interprétation du message lorsque le contenu est ambigu (« mais tu fais chier aussi là ») ou introduire une information absente. », conclut Rachel Panckhurst, enseignante-chercheuse en linguistique-informatique au CNRS.

Le règne des polysémies

Une tête souriante est certes chose aisée à décoder —en témoignent les Facebook Reactions et la data retirée de leur utilisation — mais il est difficile de concevoir une utilisation des sept cents et quelques signes qui soit comparable à celle d’une vraie langue. Bien des emojis contiennent plus d’un sème, donc une palette de significations plus ou moins large. L’emoji « assiette » contient le sème « dans lequel on mange », mais l’emoji « soleil » peut comprendre les sèmes « beau temps », « lumière », « chaleur ». Ayons une pensée pour l’emoji « aubergine », bannis des champs de recherche d’Instagram à force d’être « uniformément utilisés pour du contenu violant les règles d’utilisation du réseau » (sic).

Adoptez un livre

Les multiples possibilités d’interprétation — et par là même, de confusions, et d’obstacles à la compréhension — ne peuvent être résolus par le seul contexte.

La barrière de la langue constitue un premier écueil : parmi les emojis « gestes de la main », par exemple, les emojis « pouce levé » ou « ok » (les deux plus utilisés de la catégorie) ne risquent pas de revêtir le même sens en Occident, en Asie du Sud-Est ou au Moyen-Orient.

D’autre part, la compréhension se fait plus difficile suivant la complexité de l’idée énoncée : d’un point de vue linguistique, le langage est supposé améliorer la conceptualisation des idées. C’est la pensée systémique, selon Morin: « le tout est plus que la somme des parties ». Par l’échafaudage d’une pyramide de notions, il constitue un socle dont se nourrit la pensée pour aller plus loin dans l’abstraction.

De fait, en tant que langage visuel, les emojis seraient l’équivalent d’un ensemble d’onomatopées. De même que « atchoum » renvoie à un éternuement, l’emoji « Tête souriante » renvoie à… une tête qui sourit. Passé un certain point, il est impossible de s’exprimer de manière univoque. Point de conceptualisation possible, donc ?

Bye bye intellect, bonjour affect

Biais intéressant, il apparaît que 70% des emojis représenteraient une émotion positive, 15% une émotion négative et les 15% restant une expression dite « neutre ». En termes d’usage, les « têtes souriantes » seraient plus utilisées (48,8%), suivies de loin par les « têtes tristes » (14,33%), les « cœurs » (12,5%), et les « gestes de la main » (5,3%°), sauf en France où — pays de l’amour oblige— les cœurs tiennent le haut du pavé. Les emojis sont donc utilisés comme des hiéroglyphes, pourrait-on penser. « La raison pour laquelle certains pensent que c’est un langage est parce que les emojis ressemblent à des hiéroglyphes. Mais les hiéroglyphes sont très avancés. Même s’ils ressemblent à des petits dessins, ils contiennent de l’abstraction. Et l’abstraction est très importante dans le langage. », d’après Gretchen McCulloch, fondatrice du susmentionné SwiftKey.

Partant de ce postulat, deux types d’écriture de difficultés différentes peuvent cohabiter. La première est traduite littéralement, et ne distingue pas les verbes et les noms, car elle est calquée exactement sur la syntaxe de la langue dont elle est traduite. Chaque mot est remplacé par le ou les emoji(s) le(s) plus proche(s) en termes de sens. Ne comprendra pas qui veut la traduction des classiques Moby Dick ou Alice au pays des merveilles. Quant à Shakespeare, n’y pensons pas.

La deuxième écriture, de loin la plus communément utilisée, est simple, rapide à utiliser et internationale, son caractère pictographique permettant d’aller à l’essentiel. Mais cette efficacité présumée élimine par là même toute complexité. À titre d’exemple, Orwell distinguait dans 1984 les nuances du mot « bon » par les termes suivants : « Bon » (Bon), « Plusbon » (Très bon), « Doubleplusbon » (Excellent), « Inbon » (Pas bon), etc.

Avec 700 signes-mots, l’emojilangue parle en émotions et en éléments de la vie quotidienne, que l’on peut réunir ou croiser pour suggérer d’autres idées. Il s’agit d’un ensemble polarisé (vue l’inégalité du ratio entre les termes positifs et négatifs), et dont les constructions sont standardisées. Autrement dit : une langue binaire, sans grammaire, et portée sur l’affect plutôt que l’intellect. Vous avez dit novlangue ?

Emoji et manipulation

Au sens de Philippe Breton (dans La parole manipulée), la manipulation crée un climat de défiance et de repli sur soi. La tendance des marques à s’exprimer sur les réseaux sociaux, à grand renfort d’internet slang avait jusqu’ici poussé le public dans cette position — en témoigne la valeur des taux d’engagement qui, sortis de leur contexte, sont objectivement bas. Cette nouvelle forme d’expression des marques, entre hashtags propres ou reliés à leur secteur d’activité n’avait donc jusqu’ici qu’une valeur de « bruit de fond ».

Or, avec les emojis, c’est un nouvel horizon qui s’ouvre aux marques. En s’exprimant « normalement » en emojis, une marque apporte donc une tonalité immédiatement perceptible à son langage. De plus, la teneur émotionnelle du discours se fera essentiellement positive. Philippe Breton identifie l’appel aux sentiments comme un cas classique de manipulation par l’affect.

Et plus encore : le rêve de tout publicitaire est de réussir à faire associer une marque à une idée. Lorsque Domino’s s’approprie l’emoji « pizza » ou que Durex lorgne sur la création d’un emoji « préservatif » de son invention, comment y voir autre chose que de la manipulation ? Enfermer le récepteur de son message (l’internaute) dans un schéma de compréhension qui n’est pas le sien revient à le priver de sa liberté de réception. En l’occurrence, ce cas dépasse celui du « frigidaire » ou du « sopalin », devenus des noms communs. Une marque apportant une pierre brandée à l’édification d’un nouveau langage ne peut finalement pas s’exprimer sans manipuler, et ce même en dehors de sa sphère d’expression… Il n’est donc pas si alarmiste de conclure que le « langage » perçu comme le plus expressif, moderne et universel jamais vu entraîne en réalité un phénomène d’aliénation encore jamais vu. Bienvenue en 2016 — emoji “visage triste”.

Auteur : Naïm Souilem

***

Un article de notre dossier Consommation, aliénation, libération

Sources de l’article :

  • Philippe Breton, La parole manipulée
  • Christian Delporte, Une histoire de la langue de bois
  • http://instagram-engineering.tumblr.com/post/117889701472/emojineering-part-1-machine-learning-for-emoji
  • http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/03/15/les-emoji-constituent-ils-un-langage-a-part-entiere_4883318_4408996.html
  • http://fr.scribd.com/doc/262594751/SwiftKey-Emoji-Report
  • https://www.bangor.ac.uk/news/latest/emoji-fastest-growing-new-language-22835
  • http://www.theguardian.com/technology/2015/feb/06/difference-between-emoji-and-emoticons-explained
  • http://blog.oxforddictionaries.com/2015/11/emoji-language/
  • http://nymag.com/daily/intelligencer/2014/11/emojis-rapid-evolution.html
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