L’innovation inversée, encore une expression fumeuse pour décrire une pratique qui existe depuis toujours ? Inhérente à d’incontestables changements de mentalité, elle pourrait bien répondre à bon nombre des problématiques de nos grandes entreprises de pays développés.
Innover, c’est parfois tout reprendre à zéro. Même pour un leader dont les formules existantes fonctionnent. En 2008, Harman – entreprise de matériel audio et info-divertissement – se fixe un objectif : créer un tableau de bord automobile de qualité pour un tiers du coût de revient des produits traditionnels. L’entreprise décide de placer deux équipes en Inde et en Chine, menées par des personnes fortement imprégnées de la culture Harman et possédant une excellente connaissance du marché local. En à peine un an, elles atteignent leurs objectifs grâce à des changements radicaux dans l’organisation et le mode de conception du produit. Ces tableaux de bord sont designés de manière à ce que les fonctionnalités puissent être aisément ajoutées ou retirées selon les marchés ciblés. Après un franc succès en Asie, le produit est proposé aux constructeurs automobiles dans le monde entier, pays développés inclus. Vendue à 50% des prix habituellement fixés par Harman, cette innovation a désormais rapporté plus de 5 milliards de dollars à l’entreprise.
Prenons un autre exemple : l’Oréal. En 2009, un centre de recherche de la marque, situé au Brésil, met au point un soin pour les cheveux souvent très abimés de la population locale. Ce produit, innovant et particulièrement efficace, est accueilli avec enthousiasme. Sa commercialisation, sous le nom d’Elsève Total Repair 5, est ensuite étendue à d’autres pays, émergents ou développés. Il s’agit désormais d’une référence mondiale. C’est également aujourd’hui « le produit capillaire le plus important du groupe » affirme Jacques Challes, Chief innovation officer de la marque.
Les origines de l’innovation inversée
Harman et L’Oréal sont deux bons exemples d’innovation inversée, et ils arrivent à une période charnière. C’est en effet vers la fin des années 2000 que l’on commence à se pencher sur une théorisation de l’innovation inversée. Vijay Govindarajan, professeur de commerce international à la Tuck School of Business (New Hampshire, Etats-Unis), est le référent sur ce sujet. Il participe à la rédaction de plusieurs articles, avant de publier un livre en collaboration avec Chris Trimble, intitulé Reverse Innovation: Create Far From Home, Win Everywhere (Harvard Business Review Press, 2012). Cet ouvrage aborde plusieurs thèmes, gravitant autour de l’innovation inversée. Il retrace notamment les étapes de l’appréhension de la dimension internationale dans l’innovation (ill. ci-dessous).
La première étape est la Globalisation. L’innovation a lieu sur le territoire d’origine. L’entreprise réalise des économies d’échelle en vendant ses produits, non modifiés, dans le monde entier.
Puis vient la Glocalisation : les produits sont conçus sur le territoire d’origine, mais sont ensuite modifiés afin d’être mieux adaptés aux marchés locaux à l’international. Afin de réduire les coûts et d’être plus compétitifs, certains fabricants retirent des « options » de leurs produits. La globalisation correspond à une approche ethnocentrique, qui considère toujours le pays d’origine comme le moteur de l’entreprise.
Emerge ensuite l’Innovation locale : il s’agit là de la première étape de l’innovation inversée. Les équipes locales étudient la demande des régions dans lesquelles elles sont situées afin de proposer des produits/services adaptés. Les produits ne sont donc plus originaires du pays père de l’entreprise. A cette étape, les produits ne sont commercialisés que dans le pays de production.
L’Innovation inversée, que nous étudions ici, est l’aboutissement de l’innovation perçue dans son contexte international. Ici, les produits et services conçus localement sont adaptés et amenés sur le reste des marchés mondiaux, notamment dans les pays développés. La commercialisation dans le pays d’origine constitue un test avant de s’étendre sur le reste des marchés. L’innovation inversée nécessite une approche polycentrique, qui intègre les spécificités culturelles des différents pays hôtes, en considérant que les personnes les plus à même de gérer une équipe locale sont des gens originaires de la culture en question. Il s’agit donc d’une forte décentralisation.
Les pré-requis de l’innovation inversée
On pourrait croire que l’innovation inversée est un mécanisme naturel, émergeant de manière sporadique lorsqu’une bonne idée « apparait » dans une filière locale d’entreprise internationale. Cependant, il existe un certain nombre de pré-requis, afin de favoriser ce genre d’innovation. Une organisation bien spécifique doit être mise en place, nécessitant un changement de mentalité des managers et autres décisionnaires des entreprises. Voici les principaux éléments concourants à la réussite de l’innovation inversée, extraits du développement incrémental de cette pratique…
Tout d’abord, une focalisation sur les marchés locaux est indispensable. L’entreprise doit installer des équipes locales, avec un management local, qui aura le pouvoir de décider de ses offres. Il s’agit là, comme nous le mentionnions plus haut, d’une décentralisation puisque le siège n’aura plus la mainmise sur le choix des produits à développer où la manière dont ils seront fabriqués et commercialisés. Cependant, ces équipes doivent être un lien direct avec quelqu’un de haut placé au siège social, afin d’avoir un support optimal. Attention, il s’agit bien d’un support, et non d’un décisionnaire. C’est l’un des points délicats pour les grandes multinationales, parfois réticentes au changement et à la délégation des décisions stratégiques. Les équipes locales doivent avoir la responsabilité des comptes de profits et pertes (forte décentralisation, enjeu de taille pour les grandes multinationales frileuses).
Les équipes locales doivent avoir l’autorisation d’utiliser les ressources de l’entreprise : l’entreprise doit être prête à mettre des hommes et de l’argent là ou elle sent un potentiel de croissance.
Une fois que le produit/service a fait ses preuves sur le marché local, il faut ouvrir sa production et sa vente au marché mondial, notamment aux pays développés.
Tout cela peut engendrer de grands changements organisationnels. Les entreprises doivent quitter leurs zones de confort et investir dans des équipes locales performantes. Les talents et la haute expertise ne peuvent plus se situer uniquement au siège.
Les perspectives
L’innovation inversée a été jusque là un phénomène relativement rare. Pourquoi ? Jusqu’en 2008, les pays développés vivaient une croissance économique permettant aux entreprises de se contenter de satisfaire les besoins des consommateurs de pays riches. Et lorsque la croissance est sous nos pieds, pourquoi aller la chercher autre part ?
Cependant, inexorablement, un certains nombre de marchés arrivent à maturité dans nos pays. Aussi, la crise de 2008 a réduit considérablement le pouvoir d’achat de ces populations privilégiées. Nous vivons actuellement une période de transition, où les entreprises tentent de renouveler les besoins des consommateurs par des procédés divers. C’est ainsi que nous en sommes arrivés à des aberrations telles que l’obsolescence programmée. Il est en effet peu probable que de telles méthodes soient pérennes, car ces schémas économiques se font au détriment du consommateur. C’est à croire que la prise en compte de l’intérêt du client s’est égarée au cours de cette course à la croissance (perdue). Voilà l’une des raisons majeures ayant poussé certaines entreprises à explorer de nouveaux horizons. Nous ne pouvons plus nous contenter de notre base de consommateur occidentaux. Et n’oublions pas que 85% de la population mondiale vit dans les pays pauvres ou en développement.
Investir des marchés étrangers, ancrés dans des cultures extrêmement différentes des nôtres, n’est toutefois pas chose aisée. Afin de proposer des produits et services adaptés aux besoins locaux, étendre le rayon de diffusion des produits occidentaux aux autres pays ne suffit pas. C’est ce que représente plus haut le schéma sur l’intégration de la dimension internationale dans les entreprises. C’est sur ce point que les méthodes préconisées par l’innovation inversée sont intéressantes. En autonomisant des équipes locales compétentes, ayant accès aux ressources de l’entreprise, ces dernières créent des « laboratoires à innovation », aux connaissances au moins égales et aux moyens plus élevés que la concurrence locale. D’ailleurs, pour Vijay Govindarajan, l’innovation inversée n’est pas juste une source de revenus complémentaires pour les grandes entreprises internationales, c’est le moteur de l’innovation de demain. Le pays d’origine des entreprises ne pourra plus être l’unique centre de R&D.
Pour les grandes entreprises des pays développés, laisser l’innovation inversée de coté ne constitue pas seulement des opportunités ratées. En effet, ce serait laisser la place aux futurs géants d’actuels pays en développement pour investir les marchés internationaux. Plus encore, ce serait prendre le risque de se faire concurrencer sur leurs propres marchés occidentaux.
Jusqu’à aujourd’hui, cette menace n’était pas réelle. L’Ouest dominait le marché. Point. Mais depuis quelques années, un certain nombre d’entreprises issues des pays émergents gagnent des parts de marché dans tout le sud… mais aussi dans les pays développés : Infosys, Tata (Inde), Lenovo, Huawei (Chine), Cemex (Mexique), Embraer (Brésil) etc.
En effet, même sur nos marchés matures, la position des géants locaux n’est pas inébranlable. Si nous parlons souvent de pays riches, il ne faut pas oublier que la pauvreté y existe et que les classes moyennes sont en quête permanente de produits bon marché. Il y a donc une réelle demande pour les produits initialement développés pour le Sud. D’autant que l’expérience nous démontre que ces produits peuvent être de qualité tout à fait satisfaisante.
Tout ceci nous amène à penser que l’innovation inversée a de beaux jours devant elle.
Ainsi, l’adage « on n’est jamais mieux servi que par soi-même » est remis en question par la reverse innovation, puisqu’il s’agit de faire confiance aux équipes locales, comme moteurs de la croissance future. Aussi, l’entreprise occidentale s’ouvre par le biais de cette méthode, n’imposant plus sa vision. Cependant, il faut aussi se demander si l’innovation inversée n’est pas un danger pour les entreprises locales de pays en développement. Ne peut on pas voir ici un nouveau moyen de renforcer le pouvoir des entreprises occidentales, au détriment des initiatives économique locales ?
Auteur : Tristan Plateau
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Un article de notre dossier Marketing & innovation
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