La popularisation des objets connectés a complexifié la relation entre l’homme et la machine. Focus sur ces nouvelles technologies qui nous rendent à la fois capables et incapables.
En 1972, Jean Baudrillard écrivait « Le spectacle de la machine qui produit du sens dispense l’homme de penser ». Les objets connectés en sont devenus l’illustration. Ces machines créées pour l’homme et par l’homme sont entrées dans notre quotidien pour nous simplifier la vie. Elles nous assistent dans nos tâches, nos loisirs, nous donnent accès à des données jusqu’ici inaccessibles et nous permettent de connaître notre environnement et notre corps. Mais au-delà de leur utilité première, les objets connectés ont réellement modifié le rapport entre l’homme et la machine, en resserrant la frontière entre l’humain et la technologie.
Un objet connecté n’a pas pour fonction première d’être un terminal informatique, c’est le fait d’être connecté à internet qui le rend utile: il collecte des données et les transforme en information qualitative nous aidant à comprendre notre corps et notre environnement. Avec une croissance de plus de 50 % de la valeur du marché des objets connectés pronostiquée entre 2013 et 2016, et plus de 390 000 objets connectés vendus en France en 2013 (Enquête Que Choisir Décembre 2014) ces outils ne sont plus seulement des objets « tendances » mais bel et bien acceptés et adoptés par les français. Les marques aussi saisissent l’opportunité de s’immiscer dans le quotidien de leur consommateur, particulièrement parce que ces objets leur apportent une data qualitative très précieuse. Elles en ont fait tout un business rivalisant d’ingéniosité pour commercialiser le prochain objet que tout le monde voudra, mais dont personne n’a réellement besoin. Pour noël 2014, la HapiFork, le frigo connecté de Samsung, ou la Flower Power de Parrot faisaient partie des incontournables de l’année.
Au-delà de leur rôle premier, simplifier la vie de l’homme, tout est fait pour minimiser le nombre d’opérations physiques et intellectuelles nécessaires pour accomplir ses tâches ou satisfaire ses envies, ses besoins. Désormais, les fourchettes indiqueront le nombre de mastications restants à faire, le frigo nous alertera lorsque son stock sera trop faible, et les pots de fleur nous rappelleront à l’ordre si l’on néglige nos plantes vertes… Ainsi, les objets connectés attestent à quel point l’homme s’appuie de plus en plus sur ces précieuses machines, au point d’en devenir dépendant et ne plus pouvoir s’en dissocier. Les objets connectés sont-ils toujours là pour nous seconder ou ont-ils pris une place si importante qu’ils surpassent nos propres capacités ?
Quand l’objet dispense l’homme de penser
Pour savoir si ces nouveaux outils sont bénéfiques ou nuisibles à l’humain, il paraît inévitable de questionner le consommateur : que veut-il réellement ? Cette question n’est pas si simple à appréhender puisque l’attitude consommateur d’aujourd’hui repose sur des paradoxes dont il n’a pas toujours conscience. Il souhaite se sentir accepté et intégré dans la société, mais veut être traité comme un individu unique et attend des services personnalisés. Il aime se sentir acteur de sa consommation, il se renseigne, compare, recueille l’opinion de ses pairs, mais apprécie être guidé dans certains achats, occupant un jour le rôle de consommateur référent, le lendemain celui de consommateur novice. Si l’on s’intéresse un peu plus précisément à ce comportement, l’analogie avec celui d’un enfant en phase d’éducation semble évidente. De la même façon, les objets connectés favorisent l’infantilisation du consommateur lorsqu’ils prennent ce rôle d’éducateur.
Toutefois, l’expansion du rôle “d’instructeurs” des objets connectés met en lumière un problème d’une autre nature : l’homme se défère sur un simple objet qui lui dicte ses faits et gestes, utilisant des informations factuelles qui sont souvent traitées hors contexte et sans le libre arbitre humain. L’objet connecté censé rendre un service se transforme alors en objet de diktat et de domination, dispensant (ou dissuadant) l’homme de prendre ses décisions. Peut-on alors encore identifier une frontière entre service rendu et assistanat ?
Les marques confortent ce phénomène avec une stratégie de séduction rendant les consommateurs accros à leur jouet dernier cri : frigo connecté, maison connectée, voiture connectée, montre connectée, tout y passe… Certes ces objets ont une utilité, l’homme n’a jamais été si bien équipé et aussi apte à contrôler sa vie et son environnement. Néanmoins, il se peut que l’homme ait le contrôle sans l’avoir totalement… Les objets connectés ne vont-ils pas au-delà de la réponse à un besoin ? Le chercheur biélorusse Evgueny Morozov a publié plusieurs articles sur le sujet, démontrant que ces objets sont loin d’être une preuve de progrès. Avec ces machines, nous sommes continuellement connectés et nous évoluons dans un monde où la moindre donnée est traquée, analysée et réutilisée pour tenter de « dénicher les imperfections de la condition humaine »[1]. Quelle est alors la place de l’homme, et de son “esprit imparfait” ?
La connaissance humaine limitée par la technologie
La machine ne devrait pas remplacer l’homme ni le dispenser de penser. Or c’est ce que tendent à faire les objets connectés lorsqu’ils analysent et interprètent les données à notre place. Si nous avons besoin d’une fourchette connectée pour savoir à quelle vitesse ingurgiter notre nourriture, comment peut-on en tirer un quelconque intérêt intellectuel ? Deux sujets intéressants émergent de cette interrogation.
Le premier concerne notre dépendance à ces objets connectés, si nous vivons constamment raccordés à eux, risquera-t-on un jour de s’en passer sachant que nous n’en n’avons jamais acquis la compréhension nécessaire ? Prenons comme exemple la Flower Power commercialisée par Parrot : cette sonde est installée dans les pots de fleurs et évalue continuellement le niveau d’humidité, la chaleur, la lumière, etc.. dont une plante a besoin.
L’homme connecté d’aujourd’hui ne prendra sûrement pas la peine de s’intéresser au sujet et obéira « bêtement » aux indications fournies par l’application pour garder sa plante en bonne santé. Autrefois ce rôle était occupé par les savants qui tiraient leur connaissance des livres et de leur expérience, et s’instruisaient continuellement de leurs erreurs. Aujourd’hui, ces érudits laissent peu à peu leur place à des applications encore plus averties qu’eux. L’homme a visiblement passé un cap dans son rapport à la connaissance, auparavant il apprenait, à présent il créer les machines pour apprendre et savoir/connaître à sa place.
De là se manifeste un second problème qui remet en cause le modèle actuel de l’utilisation des objets connectés. La prochaine génération va probablement grandir et bâtir ses acquis, sa représentation du monde baignée par le culte de ces objets connectés. Si cela est le cas, il s’avère plausible que leur savoir ne soit en définitive que fictif et non acquis.
Le principe d’objet connecté serait donc davantage une preuve d’innovation que de progrès. Certains spécialistes, tel qu’Evgueny Morozov cité précédemment, critiquent fermement les tendances vers lesquelles nous mènent ces objets. Pour eux l’innovation doit élever l’être humain, lui donner la réflexion et la possibilité d’être plus qu’une « Big data ». Aux marques maintenant de trouver une approche qui valorisera l’homme dans son intégralité…
Auteure : Marion Riboulot
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Un article de notre dossier Marketing des objets connectés
Aller plus loin…
- Jean Baudrillard, Le système des objets
- Influencia sur Le futur (4e trim 2014)
- Spanky-few.com « Objets connectés : progrès ou infantilisation ? », par Déborah Larue
- Theglobeserver.com « Objets connectés : allons-nous tous devenir idiots ? »
- Le Devoir « «Mother» vous surveille — et c’est pour votre bien », par Fabien Deglise, publié le 11/01
- [1] WSJ « Is Smart Making Us Dumb? », par Evgueny Morozov, publié le 23/02/2013
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