Les objets connectés, à travers le phénomène de l’auto-mesure, mettent en danger la psychologie des individus et leur capacité à créer des liens.
Alors que plus aucun aspect de notre quotidien, du plus banal au plus intime, n’échappe à la vigilance du quantified-self, les objets connectés continuent d’évoquer une certaine sympathie tant ils sont présentés comme des outils au service de notre bien-être et de notre (e)-santé. Pour autant, l’engouement qu’ils provoquent tient surtout au fait qu’en interprétant notre quotidien en courbes et en statistiques, les objets connectés font de nous des individus libres et perfectibles : maîtres tout-puissants de nous-mêmes… mais aussi un peu des autres.
Nous distinguons ici deux risques à travers l’usage de ces objets : un risque psychologique pour l’individu dans son rapport à la machine intelligente, et un risque pour le lien social à travers l’obsession de soi.
Moi : mon objet, mon esclave
La course à la performance induite par le quantified-self s’inscrit moins dans une logique de compétition avec les autres, qu’une compétition avec soi-même.
A travers la consommation d’objets connectés, l’individu devient le seul et unique propriétaire de son être et le détenteur suprême de sa propre perfection. La tentation n’a jamais été aussi forte de se prendre pour Prométhée et de donner à ces objets doués « d’intelligence » « le feu divin », ici une portée humaine.
Dans Le bonheur paradoxal, Gilles Lipovestky illustre un désir de puissance manifeste chez le consommateur à travers la consommation des objets technologiques de communication. A propos du désir de plus en plus prégnant de puissance, l’auteur note également dans le comportement du consommateur une tendance à voir le corps comme « une matière à corriger, un objet livré à la libre disposition des individus ». De ce point de vue, les objets connectés qui permettent l’auto-mesure, ne font que cristalliser ce désir de contrôle en se situant dans le prolongement naturel des objets de « consommation-communication ». En nous procurant une sensation de puissance ces objets finissent cependant par nous posséder. C’est en cela qu’ils commencent à être aliénants : nous nous reposons sur eux à tel point que nous finissons par dépendre d’eux. Nous sommes en plein dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave : l’individu à l’origine mû par un désir de liberté se retrouve paradoxalement l’esclave de son propre esclave. Il est intéressant de noter que ce paradoxe de l’objet à la fois esclave et maître est (déjà) concrétisé à travers un certain nombre de témoignages d’individus “accros” à l’auto-mesure.
Par ailleurs, les objets connectés ne sont pas de simples objets, ils pensent à notre place, parlent à notre place. Sous le prisme de l’extended self, nos objets connectés deviennent des extensions de notre personne, donc un miroir de nous-même. Le risque est de nous voir en eux comme des êtres exclusivement mûs par une mécanique logique et perfectible, donc une mécanique qui fonctionne autant qu’elle dysfonctionne. Dans cet esprit, les courbes et les statistiques deviennent une potentielle source, au mieux d’hyper-narcissisme, au pire d’angoisse, voire de paranoïa. Ainsi l’hédonisme, le désir de liberté et de puissance qui mettaient en mouvement la consommation des objets connectés s’effacent à mesure que les algorithmes et les statistiques nous renvoient vers un « soi » sans âme, vidé de la substance non-finie et non-logique qu’est tout l’être humain.
Moi : seul maître à bord
Outre le phénomène de dépendance, l’objet connecté est aliénant parce qu’il remplace « l’autre » comme prescripteur du « soi ».
Selon Dominique Wolton, que nous avons interrogé sur la question, l’engouement pour les objets connectés est dû à une dérive de l’idéologie qui consiste à nier l’altérité : « La question de l’altérité est la question la plus angoissante de l’existence parce que l’autre ne nous ressemble pas, on cherche le même et on découvre l’autre ». La certitude confortable que produisent les objets connectés s’opposent ainsi au doute inconfortable produit par le regard de l’autre. « L’avantage de tous les systèmes interactifs c’est qu’ils renvoient au même ». Un « même » d’autant plus sympathique que nous avons un total contrôle sur lui (avec des courbes et des statistiques, le doute exogène n’existe plus). La figure de « l’autre » contraignant finit donc par disparaître à mesure que nous nous complaisons dans un rapport tautologique avec un autre « nous-même », moins gênant. Dans ce sens la maîtrise du corps, et plus largement le contrôle de ce que nous sommes, s’oppose, pallie en quelque sorte à la maîtrise de notre identité socialement construite. Le désir de puissance sur soi est donc avant tout un fantasme de puissance sur l’autre : en le possédant nous faisons taire son regard et sa parole et le sujet devient le seul émetteur de son propre discours.
Puisque nous nous voyons à travers les objets connectés et qu’ils remplacent la figure de l’autre, nous remplaçons nous même l’autre comme prescripteur de notre être. Le formidable moteur d’épanouissement que constitue l’environnement social (puisque nous avons besoin du regard des autres pour exister) n’a plus de raisons d’être : pendant que nous partons à la quête d’un « même » qui n’existe pas, portés par le culte de l’égo, nous finissons par ne plus rien être du tout.
Les sceptiques diront sûrement que si les outils du quantified-self sont aliénants, il n’en revient qu’aux utilisateurs de s’en prémunir en prenant du recul avec leurs données personnelles. Pourtant cela consisterait à occulter leur valeur symbolique voire mythologique « démiurgique » qui, nous l’avons vu, entraîne un phénomène de dépendance, d’addiction chez le consommateur.
De la mythologie dans la publicité ?
Afin de préserver le lien social, les marques devraient peut-être mettre un point d’interrogation sur la notion de « bien-être » dans le discours qu’elles produisent autour des objets connectés et souligner, sans pour autant contredire leurs objectifs marchands, que le quantified-self n’est pas indispensable pour le bien-être des consommateurs. Sans aller jusqu’à émettre des principes de précaution, la communication des marques doit véhiculer l’idée que « objet connecté » ne veut pas dire “humain connecté à l’objet”. Ces marques doivent peut-être également communiquer davantage sur le non-dit en intégrant la dérision dans le ton ou le discours qu’elles emploient à propos des objets connectés. Par exemple en exacerbant la puissance du consommateur dans leurs créations publicitaires à travers la mythologie, ou en jouant avec ironie avec l’égocentrisme des individus.
Auteur : Amiel Gohar
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Un article de notre dossier Marketing des objets connectés
Aller plus loin…
- Entretien avec Dominique Wolton le 27 février 2015
- ISAK
- CNIL
- Nouvel Obs
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