Qu’est-ce que l’utilisation d’Internet change pour les hommes ? Est-ce un simple outil de partage de l’information ou un formidable accélérateur de changements ? Lors d’une conférence donnée en 2007 pour les 40 ans de l’INRIA, le philosophe français Michel Serres invitait son auditoire à prendre conscience de la révolution que nous vivons et de ses conséquences potentielles sur notre civilisation.
Bien que datée de quelques années, la vision défendue par l’épistémologue prend tout son sens au vu des événements actuels en Tunisie ou en Égypte.
Tout être vivant réceptionne, émet, stocke et traite de l’information. L’être humain comme les autres. Le couplage support / information est déterminant pour les êtres vivants : il conditionne leur mode de vie et leur organisation. Au fil des siècles, les bouleversements du traitement de l’information ont, de fait, profondément restructuré les sociétés. Dans son discours, Michel Serres montre comment l’ordinateur « mime » ce comportement (le traitement de l’information étant la base de l’informatique) et combien cela présage d’une nouvelle révolution du savoir.
De la société orale à la société numérique
« Plus vous saurez regarder loin dans le passé, plus vous verrez loin dans le futur ». Sur ce point, Churchill avait raison. Internet est certes un outil extrêmement moderne mais il n’est pas le premier à bouleverser nos modes de vie. Il n’est pas non plus le premier à impacter le couplage support / information.
Au premier stade, les sociétés orales sont caractérisées par l’importance de la mémoire individuelle, seul moyen de stocker et de transmettre la culture et les connaissances. Les hommes jouissaient alors d’une faculté de mémoire immense car il n’existait pas d’autres moyens de transmettre le savoir. L’arrivée de l’écriture, qui permet de stocker et de transmettre l’information autrement, chamboule cette organisation. Cette nouvelle pratique va à l’époque engendrer une perte de mémoire considérable. La mémoire orale devient écrite. Mais, grâce à elle, on voit aussi l’arrivée d’un nouveau mode de vie avec le développement des premières villes : l’écriture du droit le rend stable et favorise les regroupements, le commerce prend un nouvel essor avec l’apparition de la monnaie, qui n’est qu’une transposition de l’écriture, les religions monothéistes (religions de l’écriture) voient le jour, etc.
Deuxième révolution : à la Renaissance, l’invention de l’imprimerie entraîne la perte de mémoire de ses contemporains. Montaigne préfère par exemple une « une tête bien faite » à « une tête bien pleine ». Si, auparavant, un savant devait connaître par cœur les informations relatives à sa spécialité (car le savoir n’était pas accessible), l’imprimerie rend ce même savoir accessible. Il n’y a alors plus besoin de maîtriser son sujet par cœur. Le spectre des changements liés à ces premières révolutions est immense. Il induit plus qu’une nouvelle manière de transmettre le savoir, une nouvelle organisation du commerce, de la science, de l’éducation, des religions et la mondialisation des échanges.
Suivant le même principe, le stockage en ligne du savoir humain rend le besoin de mémoire secondaire. Comme les contemporains des débuts de l’imprimerie, nous constatons autour de nous les mêmes changements que ceux décrits par Michel Serres lors des siècles précédents : mondialisation, transformation du commerce, crise de la science, de la pédagogie, des religions.
Une société sans mémoire ?
Le constat est sans appel. Au fil des siècles, l’homme a perdu sa mémoire. Il l’a aujourd’hui transférée à une machine qui copie le fonctionnement humain mais décuple sa puissance. Cette fonction mnémonique est pourtant de celles qui caractérisent l’humain avec l’imagination et la raison. Est-ce une perte irremplaçable ? L’homme perd-t-il peu à peu ses capacités ? Les romans de science-fiction les plus noirs avaient-ils entrevu les dérives d’un monde entièrement régi par des machines qui maîtrisent le savoir humain ?
Toujours avec beaucoup de recul, Michel Serres voit en cette externalisation de la mémoire de l’homme « une perte à laquelle correspond aussi un gain ». En allégeant son cerveau de l’obligation de se souvenir, l’humain libère des neurones pour d’autres activités. En résumé, Internet fait « perdre dans le formatable pour gagner dans l’inventif […] bref, dans l’humain ». Internet impose une nouvelle manière d’appréhender le savoir et par là même une nouvelle manière de penser, comme en leurs temps l’écriture et l’imprimerie.
En stockant pour l’humain sa mémoire, Internet et les NTIC « condamnent l’homme à devenir plus intelligent, plus inventif ».
Auteur : Annabelle Nogues
Vidéo de cette conférence visible ici
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