Deux visions du monde ? D’un côté, les consommateurs qui auraient pris conscience que l’avenir de la planète était entre leurs mains. De l’autre, les acteurs économiques qui voient s’effriter des modèles économiques qui fonctionnaient depuis plus d’un siècle. Les consommateurs s’organisent. Les acteurs font de la résistance. certains penseront qu’il ne s’agit que de propos de nantis, qui font le choix d’une autre consommation parce qu’ils en ont justement les moyens quand l’autre moitié de la planète est en souffrance, glanant au pied même de leur immeuble. A voir.
Le Centre d’analyse stratégique – qui remplace depuis 2006 le Commissariat général du Plan – a publié, en 2009, un très intéressant rapport intitulé Sortie de crise : vers l’émergence de nouveaux modèles de croissance ? L’une de ses conclusions : «On passerait ainsi d’une société de la matérialité célébrée par l’American way of life ou les Trente Glorieuses en Europe, avec comme figures de proue la voiture et la télévision (et le mode de vie pavillonnaire), à la société de la virtualité aujourd’hui symbolisée par les smartphones et demain par la 3D».
René Duringer, créateur de l’Observatoire des Tendances fait un inventaire à la Prévert de ceux qu’il définit comme des Free Lifers et leurs nouveaux modes de vie : créatifs culturels, freecycleurs, décroissants, cutting edgers, compacters, freegans, simplicitaires, décroissants, slow life, downsizers, alter-consommateurs, consomm’acteurs, locavores, frugalistes… bref tous ceux qui voient la consommation autrement que par la seule possession de biens. Un mouvement qui n’est plus le fait de quelques écologistes illuminés et qui touche tous les pays occidentaux.
Deux livres ont fait grand bruit aux Etats- Unis ces dernier mois : le premier s’intitule What’s Mine Is Yours: The Rise of Collaborative Consumption. écrit parRachel Botsman, Roo Rogers qui décrivent les différents systèmes collaboratifs en train de se mettre en place. Le second, The Mesh, proposé pr Lisa Garnsky est sous-titré Why the Future of Business Is Sharing. Consommation collaborative. Économie de partage. «Je n’ai pas besoin d’une perceuse : j’ai besoin d’un trou dans mon mur». C’est comme cela que les créateurs de Laruchequiditoui illustrent cette démarche de consommation collaborative, et qui a présidé à l’idée de la création de leur site, l’un de ces multiples lieux nés depuis deux ou trois ans, dont la vocation est de rapprocher au plus près les individus dans une démarche que se veut à la fois consumériste et écologiste, voire «éconologique», protéger la planète tout en faisant des économies. Privilégier l’usage plutôt que la possession et s’assurer que même cet usage sera éthique.
Du troc, de la broque, des stocks…
Difficile de se fier aux chiffres, entre les données internationales (trois millions de couchsurfers dans 235 pays) ; un million de nuits réservées sur Airbnb qui permet de louer chambres ou appartements à des particuliers dans le monde ; un million de membres inscrits sur le site de covoiturage.fr… le succès du site leboncoin.fr. Bref, quelle que soit la justesse de ces données, nous sommes loin de ces consommateurs seulement «malins». eBay et Priceminister parmi les sites de ventes les plus visités. Les sites d’échanges, de troc, de location d’outils entre particuliers, de ventes de plats préparés à la maison sont légion. Oubliés les «collections» de textile et le dernier modèle de lave-linge. Celui de l’année dernière y suffira bien, sans le nouveau bouton qui fait bip-bip, mais 30% moins cher. Autant d’argent économisé pour payer son abonnement à sa box.
C’est naturellement la généralisation de l’usage d’Internet qui nourrit ce mouvement, en favorisant une circulation de l’information sans précédent, ces réseaux dont vont se nourrir au quotidien des millions, des milliards d’internautes, d’échanges «peer-to-peer». Qu’ils soient naïfs, de conviction, opportunistes, saugrenus, même éphémères, des centaines de sites ont un même dénominateur commun «Co» : coworking, cohousing, colocation, colunching, cobooking (nous faisant regretter les bonnes vieilles bibliothèques), covacances, et communauté bien sûr… Bref tout ce qui peut, à un moment donné, permettre d’être ou de faire «avec» au sens étymologique du terme latin «co». Des milliers aussi de sites «solidaires», d’associations, dont l’objectif est de mettre en relation des gens les uns avec les autres. Sans compter naturellement les sites consacrés à cette seule thématique, comme consocollaborative.com.
Comme le souligne encore le Centre d’analyse stratégique dans son rapport : «Les nouveaux modèles de croissance pourraient marquer une forme de réconciliation de l’être soi et de l’être ensemble», en citant également François de Singly qui parle, à propos des formes nouvelles d’intégration sociale, de «vivre à côté ensemble». Echanges, dons et contre-dons, gratuité, services rendus…
On laissera aux sociologues et aux philosophes le soin de trancher sur le fait que ces nouvelles formes de relations créent – ou recréent – un lien social. Et là, rien n’est moins sûr.
Alors que l’on attendait le consommateur sur le terrain de la webocracy, où il pourrait s’exprimer, critiquer les marques (celles-ci ont créé de tels contre-feux, avec des armées de bloggers en batterie que tout dialogue direct devient pratiquement impossible), finalement, il choisit des voies de contournement. Il s’organise. En dehors du système. Entre soi. Acheter des marques ? Oui, mais elles seront moins chères chez le voisin que dans le magasin de déstockage. Et on s’enthousiasme. Dans une étude prospective, à propos de l’autopartage, ses auteurs constatent que «Proposer à quatre personnes de partager la même voiture, c’est trois fois moins de voitures à produire». Un bond écologique fantastique ! Mais ils s’interrogent néanmoins sur la réaction éventuelle des constructeurs automobiles.
C’est bien sûr là où le bât blesse.
Les acteurs économiques ont d’autres mots pour désigner l’économie de partage ou la consommation collaborative : c’est «l’économie de fonctionnalité» ou «l’économie de l’usage». En clair, comment peuvent-ils passer entre les filets du mesh créé par les consommateurs eux-mêmes pour maintenir leur propre croissance ? Comment maîtriser cette nouvelle «économie de la virtualité» qui n’est plus basée sur du produit mais seulement du service. Même plus sur de la monnaie, sinon des monnaies virtuelles dont ils ne seraient plus maîtres. Bref, comment le monétiser ?
C’est une réflexion bien sûr menée de longue date par un certain nombre d’acteurs et de politiques. Un signe pour l’exemple : les constructeurs automobiles, les FAI, ou la SNCF, se qualifient désormais comme «opérateurs de mobilité» et on imagine facilement que leurs univers de concurrence vont se fondre dans les prochaines années : BMW propose de l’autopartage, Peugeot de la location de cycles, et la SNCF des parkings réservés aux covoitureurs. Demain EDF commercialisera des minutes de téléphone ou de la télésurveillance, comme le font déjà les banques ou les assureurs. Quels seront leurs modèles économiques ? Difficile à savoir. Tout ce que l’on sait, c’est que cette économie sera verte. Forcément verte.
L’économie de la fonctionnalité, vertueuse et écologique…
Dans l’étude prospective précédemment citée, consacrée à l’économie de fonctionnalité et disponible sur un site éponyme, quelques scenarii donnent à réfléchir. Cette étude aborde la transformation de la vie quotidienne des individus dans une dizaine d’années. L’un des exemples le plus emblématique est celui de l’entretien de son corps avec l’abonnement en temps réel à un coach virtuel qui, à partir de données transmises via une montre multifonction, pourra lui donner – imposer ? – ses conseils. Les coûts directs du système seraient pris en charge par l’employeur et par la Sécurité sociale. Le système pourra être prévu pour rappeler à l’utilisateur qu’il est temps qu’il aille chez son coiffeur avant que son entourage «ne lui fasse remarquer qu’il se néglige». Les auteurs soulignent néanmoins que les individus pourraient avoir un «sentiment de perte de liberté individuelle». On l’aurait à moins… Au-delà de sa dimension quelque peu liberticide, cet exemple, parmi d’autres, laisse présager d’un modèle «économique» qui fera de l’abonnement obligatoire l’accès aux services. Or, comme le souligne encore le rapport du Centre d’analyse stratégique, «les nouveaux comportements tarifaires des distributeurs tendent à réduire les possibilités d’arbitrage du consommateur à travers le développement de forfaits ou abonnements sur des bouquets de services non choisis et sous utilisés […] La déformation des pratiques de tarification des services, au profit d’engagements contractuels de type abonnements, accroît de fait la somme des dépenses pré-ventilées». En clair, ces nouveaux abonnements constitueront autant de nouvelles dépenses contraintes, sans pouvoir s’y soustraire.
Et les produits de grande consommation dans tout cela ? Un siècle de marketing basé sur la conviction que le consommateur voulait «posséder». Certes, on aura toujours besoin de manger, de se laver, mais les marques sont-elles à l’abri pour autant ? D’aucuns annoncent la mort de «l’aspirational consumer», signant l’arrêt de mort de la valeur ajoutée purement marketing. Les marques ne semblent pas avoir pris tout à fait la mesure de ce mouvement même si, malgré leur puissance, les distributeurs commencent à s’inquiéter de la menace que représentent des circuits courts comme les AMAP. Les marques nationales reprennent des forces en 2010, mais aux forceps de la promo et de la publicité. La bonne nouvelle est que le marketing n’est pas mort ; la mauvaise nouvelle est que la mise sous respiration artificielle ne peut qu’être temporaire. Cette désaffection ne date pas d’hier. Elle s’est faite à l’insu des marques elles-mêmes. En octobre 2005, Marketing Magazine titrait «Pratiques marketing, le rejet !», dans une interview de ce même numéro, Sophie Romet, directrice générale de Dragon Rouge, évoquait déjà la nécessité de «ré-enchanter l’achat quotidien». C’était il y a six ans. Bien avant la crise. Pour «ré-enchanter» le consommateur – ou se raccrocher au wagon – les marques prennent aussi le chemin du «co». Elles créent leurs communautés sur Facebook et mesurent leur goodwill au thermomètre du nombre croissant de leurs amis, ou pire, de leurs fans. Bien sûr, Coca-Cola a des millions de fans. Mais tout le monde ne s’appelle pas Coca-Cola. Peut-on être raisonnablement être fan d’une banque, d’une chaîne de supermarchés ou d’une marque de lessive ? A moins d’y être contraints… par la promo. Il existe même une machine qui, placée à l’entrée d’un magasin, permet aux visiteurs de s’enregistrer immédiatement comme ami. Du CRM à la louche. Une confusion des genres que l’on retrouve aussi dans les démarches de «co-création» : si certaines marques sont réellement convaincues de l’intérêt d’intégrer des consommateurs dans leur process d’innovation et le gèrent parfaitement au sein de leurs réseaux d’entreprise, bien souvent, ces opérations ne sont que des actions de promotion (pour faire revivre ce dinosaure de «jeu-concours») relookées à la façon web. Ces actions attirent des foules, mais ce sont essentiellement des «chasseurs de promo».
«Forever frugal» ? C’est la question que posait le cabinet américain Booz & Company et celle que se posent naturellement tous les professionnels depuis plusieurs mois. Ces comportements seront-ils pérennes ? Les entreprises sont-elles prêtes à s’adapter à ce «new normal» en résistant à la tentation de la valeur ajoutée marketing ? Le consommateur va-t-il définitivement renoncer à ce qui faisait ses petits plaisirs de la vie comme certains veulent encore le croire ? Rassurons-nous, la caravane du Tour de France déverse en ce moment des tonnes d’objets inutiles sur lesquels se ruent les spectateurs ravis. Mais, attention ! Ils ne les prennent… que parce que c’est gratuit.
Auteur : Babette Leforestier, Directrice des études documentaires de TNS Sofres
Cet article, publié en avant-première sur Marketing Professionnel, est l’édito du Marketing Book 2011. Vous pouvez le retrouver, ainsi que son sommaire, sur le site de TNS Sofres