Stratégies de dépôt et de protection de marques tactiles. Avez-vous déjà réfléchi aux éléments et caractéristiques tactiles de votre marque ?
Le conditionnement produit a, par sa nature, vocation à être tenu en main, manipulé et touché. Parfois, sa texture et ses sensations ont été calculées et se distinguent, mais elles se bornent le plus souvent à n’être qu’une conséquence logique des matériaux caractéristiques et disponibles utilisés pour sa création.
Cependant, si les capacités sensorielles du packaging le rendent non seulement idéal pour véhiculer les qualités visuelles et distinctives du produit, elles en font également un outil unique de stimulation du toucher.
Considéré comme l’un des plus intimes des cinq sens, le toucher est dit être « le premier sens développé in utero et le dernier ressenti avant la mort ». Une autre particularité du toucher est qu’il est considéré comme preuve de « ce qui est réel ». En effet, si l’on n’en croit parfois pas ses yeux, ni ses oreille ou son nez (le goût n’est pas toujours une option, et se révèle de toute façon personnel et subjectif), le toucher est quant à lui considéré comme la preuve tangible de ce que quelque chose existe réellement.
Quand les éléments tactiles d’un conditionnement sont consciemment designés et élaborés comme outils de différenciation, et s’ils sont convenablement assistés d’un point de vue juridique, ils peuvent conduire à la création d’un droit de marque* capital – une marque tactile – qui cimente la loyauté émotionnelle entre la Marque et ses consommateurs.
Martin Lindstrom, pionnier de la marque sensorielle et auteur de l’ouvrage monumental BRANDSense, a mené une importante étude de faisabilité sur l’investissement dans la création de marques en cinq dimensions, de celles qui font appel à chacun des cinq sens : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat et le toucher. Lindstrom énonce que les aspects sensoriels apportent une dimension notable à la Marque, et entraînent un engagement émotionnel renforcé qui sécurise le lien avec le consommateur.
Ayant remarqué que le toucher est sous usité par les Marques, Lindstrom souligne le pouvoir des fonctionnalités tactiles, et avance que de tels signes, peu conventionnels, permettent d’accroître la capacité d’une société à se différencier de ses concurrents. Bien que conscient que le défi que représente la protection d’éléments sensoriels n’est « en aucun cas aisé », il soutient que le jeu en vaut la chandelle.
Incontestablement, les applications les plus évidentes sont celles qui sont susceptibles de représentation en Braille. Stevie Wonder lui-même a, par exemple, enregistré son nom de scène dans cet alphabet composé de picots en relief (lisibles par le toucher).
Les défis posés par la revendication d’une marque tactile
Le monde du packaging produit dans lequel évolue le consommateur se voit confronté à trois défis principaux pouvant empêcher la revendication et la protection d’éléments tactiles par le droit des marques. Ces trois obstacles doivent donc être levés avant que le statut de marque tactile ne soit accordé.
Ainsi une marque tactile doit 1) ne pas être fonctionnelle 2) être distinctive et 3) être perçue comme une véritable marque, et non comme une simple décoration ou enjolivure.
1/ une marque tactile ne doit pas être fonctionnelle
Le pré requis légal selon lequel une marque tactile ne doit pas se résumer à son côté fonctionnel permet d’empêcher qu’un signe ne se voie accorder une protection pour un produit purement utilitaire ou un simple aspect de son conditionnement. Si la qualité tactile du packaging est essentielle à son usage ou à sa fonction, comme c’est par exemple le cas pour une poignée ergonomique ou une brique de jus d’orange, elle ne pourra prétendre à la protection par le droit des marques.
Prenez par exemple la boisson énergétique au Guarana BAWLS. Les picots en relief qui caractérisent la bouteille sont le fruit d’un design innovant, mais sa communication laisse à désirer. Ainsi, la marque annihile malencontreusement tout espoir d’acquérir un statut de marque tactile en admettant la nature fonctionnelle de ces picots, énonçant que « les picots sur la bouteille sont là pour des raisons d’adhérence, l’empêchant de glisser des mains quand elle est mouillée. Qui plus est on les trouve cool ».
Avoir l’air cool aide, certes, mais fournir une adhérence non, du moins d’un point de vue du droit des marques.
Il est par ailleurs mal aisé de revendiquer une protection par le droit des marques pour une particularité tactile si l’exclusivité qui en découle place les autres en position d’infériorité concurrentielle. Par exemple, demander la protection au titre de marque de la perception sensorielle rendue par un conditionnement cartonné se révèlerait difficile puisqu’il placerait tous les autres utilisateurs de ce type de matériau usité couramment dans une position injuste et désavantageuse.
2/ Une marque tactile doit être distinctive
Pour protéger les éléments tactiles de son packaging, une marque doit aussi prouver qu’ils sont distinctifs. Ils doivent l’être soit de façon évidente et intrinsèque, soit l’acquérir par l’usage (en général après de grands efforts et pas mal d’argent investi).
Une caractéristique est considérée comme intrinsèquement distinctive si l’ont peut en dire que les consommateurs l’associent automatiquement et immédiatement à la société ou à la Marque qui commercialise le produit.
La bouteille de vodka rectangulaire de Jarro Viejo par exemple, vient de se voir accorder le statut de marque intrinsèquement distinctive, grâce à son cou et sa forme offrant une texture « plissée tridimensionnelle » unique et son goulot rond et lisse.
Le flacon de parfum de la société Touchdown Marketing, qui ressemble à un ballon de basket avec une texture granuleuse et un toucher caoutchouteux doux, a quant à lui été considéré comme suffisamment singulier pour se voir conférer un statut distinctif en lui-même.
Une marque peut également choisir de démontrer qu’un élément tactile a, au fil du temps, acquis sa distinctivité, ou une signification secondaire dans l’esprit des consommateurs – une signification exclusivement associée à la Marque.
Néanmoins, il est important de souligner qu’un signe intrinsèquement distinctif est préférable en ce que la marque bénéficiera d’une protection immédiate, dès son premier usage, sans avoir à se soucier de voir ses caractéristiques copiées avant que sa protection ne soit juridiquement établie.
Ainsi, certaines caractéristiques tactiles pourtant peu singulières ou remarquables peuvent néanmoins faire l’objet d’un droit de propriété et d’une protection, tant qu’elles ne se résument pas à une fonction utilitaire, et si le titulaire de la Marque a pu convaincre avec succès ses consommateurs d’identifier ces éléments de design comme indissociables de son signe.
Par exemple, il y a dix ans, Dooney & Bourke ont pu faire enregistrer en tant que marque, et en combinaison avec d’autres éléments, une « texture granuleuse », pour désigner leurs sacs à main de cuir, mais seulement après avoir démontré que l’ensemble formé par ces caractéristiques combinées remplissait la fonction d’une marque. La société a attendu cinq ans avant de tenter un enregistrement à titre de marque, et il leur a fallu encore trois années pour que leur demande accède enfin à l’enregistrement.
Cette approche est également empruntée par les marques d’alcool, notamment pour les étuis de tissu fréquemment utilisés pour contenir les bouteilles de spiritueux. Ils ne sont apparemment pas assez singuliers pour être juridiquement considérés comme intrinsèquement distinctifs, mais il y eu des cas où une Marque a réussi à obtenir le statut de signe enregistré pour l’un de ces éléments en argumentant que ce packaging avait, au fil du temps, acquis sa distinctivité.
Bien que n’étant techniquement pas une marque tactile, l’étui en tissu violet emblématique des bouteilles Crown Royal a, depuis des décennies, fait l’objet d’une importante promotion aux Etats-Unis. En 2006, Diageo, titulaire de la Marque, a enregistré l’apparence visuelle de cet étui (agrémenté d’une couture et d’un cordon dorés) en tant que marque visuelle sortant de l’ordinaire en arguant du fait que sa distinctivité s’était acquise au fil du temps.
Le danger de suivre cette stratégie de protection du conditionnement réside néanmoins dans ce que les concurrents ont la possibilité de copier les éléments tactiles avant que la marque n’acquiert le caractère distinctif qu’elle revendique pour sa protection.
3/ une marque tactile n’a pas qu’une fonction décorative
Des éléments tactiles simplement décoratifs ou ornementaux, s’ils sortent de l’ordinaire et ne remplissent pas qu’un rôle fonctionnel, peuvent obtenir la protection à titre de marque, sous réserve qu’ils ne soient pas uniquement décoratifs, et s’ils ont acquis une distinctivité propre. Pour obtenir cette protection, ces éléments décoratifs ou ornementaux doivent à minima se distinguer, être perçus et fonctionner comme des signes distinctifs, c’est à dire comme des éléments qui ne peuvent être associés qu’à une Marque spécifique.
Le Groupe Kimberly-Clark, qui sont loin d’être des débutants dans la création et la protection de marques non traditionnelles (voir leurs gants médicaux violets, ou leurs boites de mouchoirs de forme ovale), travaille actuellement à l’enregistrement d’une nouvelle marque tactile sensorielle pour des essuie mains jetables en papier. En janvier, la société a déposé une demande de marque pour un signe tactile décrit comme « un arrangement distinctif d’un motif à pois alternés apparaissant en relief sur la surface des boites d’essuie-mains jetables ».
Bien que la demande ait initialement été rejetée au printemps dernier, Kimberly-Clark pourrait cependant persévérer en creusant un peu plus et en démontrant que le motif à pois texturé se distinguerait et fonctionnerait comme un signe distinctif – quelque chose qui s’identifie à la Marque – et ne se résume pas à une simple décoration.
Un bon exemple de Marque ayant brillamment réussi cette argumentation est celui de Backwoods, fabricant de cigares entièrement naturels. Pour mettre en exergue sa communication autour de l’Ouest Sauvage, la marque a développé un packaging qui fleure bon le rustique à base de motif simulant une toile créant une illusion de texture tissée sur le fourreau flexible qui renferme les cigares. La marque a remplit la condition de « distinctivité acquise » et a obtenu le statut de marque protégée pour son packaging, en contestant toute argumentation selon laquelle cette caractéristique toilée ne serait que décorative.
Étant donné que les marques tactiles n’en sont qu’à leurs balbutiements, une question intéressante pourrait être soulevée si Backwoods en venait à attaquer un concurrent reproduisant cette texture sur des packagings de cigares.
Les distributeurs de vins et de liqueurs ont aussi fait preuve d’un intérêt poussé pour les marques tactiles. En 2006, après quelques allers-retours avec le bureau des marques US, American Wholesale Wine & Spirits a finalement obtenu le statut de marque enregistrée au niveau fédéral pour une texture velours couvrant la surface d’une bouteille de vin. La société a, avec succès, convaincu le bureau des marques que l’aspect ajusté et galbé de cette texture recouvrant les bouteilles n’avait rien à voir avec le velours ample et lâche des étuis de tissu utilisés par d’autres marques, notamment Crown Royal.
En réponse à la prudence initiale de l’Office américain concernant l’éventualité que la texture velours soit considérée comme fonctionnelle (échappant ainsi à la protection par le droit des marques), American Wholesale a expliqué que la seule et unique fonction de ce toucher velours était de « distinguer ses bouteilles de toutes les autres bouteilles de vin ne proposant pas de toucher similaire, et ainsi remplir une fonction d’indication de provenance ».
L’Examinateur eut-il été mieux informé qu’il aurait probablement avancé la possibilité d’une corrélation entre le toucher velours à la surface de la bouteille, et le caractère soyeux du vin.
Du reste, les premiers à surfer sur la vague des marques tactiles pourraient bien profiter de droits plus étendus que les suivants, du moins pour l’instant.
Voyez par exemple comment la marque « toucher velours » de American Wholesale a, de façon surprenante, empêché une autre société de prétendre à l’enregistrement d’une marque tactile « texture cuir » pour son vin. L’Office des marques a ainsi rejeté la demande de Interbalt Products Corporation, un importateur de vin, bières et alcools, portant sur une marque tactile dont la texture rappelle celle du cuir, en arguant que, bien que les deux matières soient différentes, elles « sont toutes deux hautement texturées et couvrent de façon très ajustée le conditionnement du vin. Les marques sont donc hautement similaires en apparence, et les acheteurs pourraient croire de façon erronée que les bien ont la même source ».
Il est clair que le sentier menant à l’enregistrement d’une marque tactile est semé d’embûches. Mais les bénéfices liés à l’élaboration d’un marketing sensoriel et à l’adjonction d’élément tactiles sur un conditionnement (ainsi que les retours sur ces investissements conséquents) ne peuvent se réaliser pleinement sans la possibilité d’obtenir un droit de propriété sur ces éléments et, ainsi, empêcher les concurrents de les contrefaire.
Pourtant, l’Office des marques et les juridictions américaines sont souvent sceptiques sur les marques non traditionnelles, comme les marques tactiles. Parce que leur examen par l’Office est minutieux, que leur relative nouveauté entraîne une jurisprudence peu fournie, et parce qu’il est facile de commettre une erreur juridiquement fatale, le chemin le plus sûr pour arriver au succès est de prévoir, très tôt dans le process, une collaboration sans faille entre les équipes juridiques, marketing et graphiques.
Voici quelques conseils pour vous guider :
- Renseignez-vous sur les marchés concurrents et envisagez de créer des caractéristiques tactiles peu communes, voire carrément insolites et inattendues dans votre secteur produit.
- Refrénez toute tentative de faire protéger un packaging purement fonctionnel en tant que marque tactile.
- Ne vous limitez pas à de simples améliorations de conditionnements existants ou très répandus.
- Menez des recherches d’antériorité poussées afin d’éviter tout conflit juridique avec des droits préexistants.
- Déposez vos demandes de marque dès que les caractéristiques tactiles obtiennent le feu vert lors de la phase de développement du packaging.
- Envisagez votre communication marketing d’un point de vue juridique pour éviter de miner voire saboter les efforts de protection (ce que BRAWLS guarana a apparemment oublié de faire en admettant dans sa communication le caractère fonctionnel de ses picots pourtant par ailleurs singuliers)
- Enfin, peut-être le plus important, développez une promotion dans laquelle la communication produit aiguille le consommateur vers la qualité tactile du conditionnement pour l’aider à le percevoir comme une vraie marque (par exemple : « Cherchez la marque au vin de velours » ou « Soyez à l’affût du fourreau violet Crown Royal »).
Qu’en est-il du contour de la bouteille de Coca-Cola ?
Bien que la forme et la configuration du contour de la fameuse bouteille de Coca-Cola ait été enregistrée en tant que marque tri dimensionnelle depuis des dizaines années, la marque n’a pour l’instant jamais déposé de demande d’enregistrement portant sur les caractéristiques tactiles de cette bouteille. Pour ce faire, la marque devrait prouver que les consommateurs identifient et distinguent Coca-Cola sans même lire l’étiquette ni reconnaître la forme, mais uniquement au toucher.
————–
Auteur : Stephen R. Baird est le fondateur et le principal auteur du blog duetsblog.com, ainsi que président du Trademark & Brand Management Group chez Winthrop & Weinstine, avocats. S’étant concentré sur les marques et les implications légales du packaging, du branding et du design depuis près de vingt ans, Steve est un intervenant fréquent et un auteur récompensé.
Stephen sbaird AT winthrop.com + 1 312.304.6585
Vous pouvez aussi lire l’article original en VO !
————–
Traduction de l’américain par Marie-Gwénaëlle Chuit – Juriste Marques et Propriété Intellectuelle
* Notre du traducteur : Bien que recouvrant des notions différentes, les mots « BRAND » (la Marque au sens du nom fédérateur sous lequel une entreprise communique et fait la promotion de ses produits et/ou services) et « TRADEMARK » (littéralement : « marque de commerce », c’est-à-dire la marque au sens plus juridique de « titre de propriété industrielle ») se traduisent tous deux par le mot français « marque ». Pour mieux les distinguer, le premier est dans la présente étude traduit par Marque avec un M majuscule, tandis que « trademark » sera transcrit « marque » avec une minuscule.