“Pourri”, “vide”, “digne d’un projet d’arts plastiques de lycéens” : voici les mots d’un ami après la visite de l’exposition Friends, qui a lieu en ce moment même Porte de Versailles [1]. Sa déconfiture m’a questionnée sur la mécanique de ce simulacre grandeur nature, pendant qu’il conjurait le sort devant un énième épisode de la série, comme pour se réimprégner d’un réel qu’il avait vu mourir sous ses yeux dans une gigantesque simulation.
Car, selon Baudrillard, “si dissimuler est feindre de ne pas avoir ce qu’on a, simuler est feindre d’avoir ce qu’on n’a pas. L’un renvoie à une présence, l’autre à une absence. Feindre ou simuler laissent intact le principe de réalité, tandis que la simulation remet en cause la différence du vrai et du faux, du réel et de l’imaginaire” [2].
Dans le cas de cette exposition, la simulation réside dans la reproduction d’un réel – un réel fictif puisqu’on parle d’une série télévisée – mais n’y a t il pas aussi et surtout une dissimulation d’ordre humain ? Car finalement, la reproduction des célèbres appartements des six colocataires n’est là que pour exposer des objets, et semble avoir nié toute existence humaine. A partir de là, comment ne pas comprendre la déception d’un fan qui souhaitait expérimenter pleinement le phénomène cinématographique d’une série que l’on prive d’un seul coup de son essence ?
Privation d’essence
Et par essence je ne parle pas seulement des personnages, mais de tout ce qui compose le phénomène de certaines séries américaines, dont les faux rires et les faux applaudissements, qui sont glissés ici et là comme une injonction à se réjouir et à s’émouvoir au même rythme, dans une sorte de cérémonial quotidien. Dans ce nouvel espace, plus de rires, plus d’applaudissements, plus de Joey ou de Chandler, plus personne pour guider le consommateur. Il ne reste qu’un silence assourdissant ponctué du passage des fans qui tentent de réinterpréter comme ils le peuvent cette reproduction en carton pâte.
Ainsi, le visiteur de l’exposition est paré d’un nouveau rôle, et se trouve soudain chargé de redonner de la vie à ce simulacre inanimé. Mais cette tâche n’est-elle pas trop lourde pour le téléspectateur passif à qui on a toujours dicté ce qu’il devait ressentir, et à quel moment ?
Malheureusement il n’a pas le choix. L’essence de ce qui nourrissait son fantasme (l’appartement new-yorkais, les joies et peines de cœur, le rendez-vous hebdomadaire au café du coin) s’est effacée au profit d’un vide abyssal qu’il doit urgemment combler. Dans Dialectique de la Raison, Adorno et Horkheimer [3] insistaient sur la privation des sens et de la sensibilité des consommateurs, dont l’intelligence est niée au profit d’une attitude désinvolte qu’on leur impose. Ici, c’est comme si le visiteur était mis en face de son aliénation : sans les artifices émotionnels et la présence des acteurs, la série Friends n’est plus qu’une coquille vide ; d’où la nécessité de la réincarner à travers une attitude active – même si celle-ci reste illusoire.
Reproduction
Car oui, si les mille morceaux de ce fantasme sont éparpillés dans les objets en plastique de la cuisine des filles ou dans la scène du canapé coincé dans l’escalier, le fan déchu comprend l’effort et se contraint bon gré mal gré à reproduire les positions de Rachel et Ross pour tenter de se réapproprier le peu de réalité qu’il lui reste. Pour contrer l’absence d’humanité, il s’empresse de se faire prendre en photo sur le mannequin sans tête de Joey, pour être lui quelques secondes, pour ressentir ce qu’il a pu ressentir, et pour finalement donner un peu d’étoffe à ce produit de synthèse.
Aurait-il pris cette photo dans un autre contexte ? N’aurait-il pas trouvé cette posture affligeante et grotesque ? Bien sûr que si. Mais ici, c’est un huis clos partagé par les membres d’une même communauté, tous aussi déçus les uns que les autres, qui n’ont plus à cœur de se juger, et préfèrent opter pour une sorte de compassion générale. Ici on a le droit d’être ridicule, pourvu que le rêve individuel et collectif ne soit pas entièrement brisé, pourvu que ces objets les aident à retrouver une émotion et un supplément d’âme.
Finalement, le visiteur émotionnellement perdu se dirigera vers la boutique pour chercher du réconfort dans des objets, histoire d’emporter chez lui une version miniaturisée de la simulation désincarnée qu’il vient de vivre. L’objet le fait rester dans l’illusion, et on ne sait lequel des deux finira par le perdre, ou le sauver.
Auteure : Marie-Sixtine Bourret
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[1] https://paris.friendstheexperience.com/
[2] Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 1981 Page Wikipedia
[3] Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, Dialectique de la Raison, 1944
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