« Les 10 dernières années ont reposé sur la construction d’un monde mobile-first. Au cours des 10 prochaines années, nous allons passer à un mode IA-first », Sundar Pinchai, PDG de Google.
Alors que la question de l’intelligence artificielle commençait depuis quelques années à glisser d’un domaine scientifique marginal vers une sphère plus élargie, cette injonction péremptoire prononcée en 2016 par le grand gourou du digital a fini d’entériner la question dans le débat public. Dès lors, tout s’est accéléré.
Le terme d’intelligence artificielle est devenu le nouveau keyword pour tous les acteurs du digital, les marques s’y sont donc engouffrées pour des utilisations marketing, les populations les moins initiées en ont pris peur, et le politique s’en est même emparé, Benoit Hamon avec sa proposition de taxer les robots ou encore plus récemment le rapport Villani.
Intelligence artificielle ?
Pour comprendre ce que représente l’intelligence artificielle de nos jours, il convient de remonter à ses origines. Historiquement le terme est apparu au milieu du 20ème siècle avec les travaux d’Alan Turing, qui via son test désormais célèbre, questionnait la possible capacité des machines à pouvoir « penser ». Depuis le superordinateur Watson d’IBM a vu le jour, et a gagné en 2007 le jeu Jeopardy contre les meilleurs joueurs de l’époque ; Google Deepmind de son côté a développé AlphaGo, un logiciel qui a écrasé 5 à 0 le champion européen du jeu de go en 2016. Aussi, la définition arrêtée aujourd’hui de l’IA, est « l’ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence », soit le moyen pour une machine de penser comme un humain grâce à des programmes ou algorithmes informatiques.
Mais si l’intelligence artificielle date de plus de 50 ans pourquoi un tel engouement autour de cette technologie qui doit façonner l’ensemble de notre société dans les années futures ?
D’une part les flux de data générés par les humains et machines connaissent une croissance exponentielle depuis l’avènement d’internet et des réseaux, et d’autre part, la puissance de nos hardwares et softwares est enfin telle que les algorithmes complexes créés sont capables d’analyser – si ce n’est en aucun cas en totalité – une partie non négligeable de ces données sans nécessiter d’action humaine. Dans cette optique il semble tout à fait légitime que les métiers du marketing, dont l’un des objectifs principaux est d’avoir la connaissance la plus fine des consommateurs, se soient penchés sur les possibles manières d’intégrer l’intelligence artificielle dans leurs processus. Qu’en est-il ?
Le marketing se focalise sur l’analyse de la data consommateur. Grâce à l’IA, il est désormais possible d’analyser un volume de data sans précédent, et ce, dans des délais extrêmement courts, avec pour buts d’arriver à une connaissance très granulaire des consommateurs, de pouvoir prévoir leurs comportements voire de stimuler de nouveaux besoins. Les marques ont donc ainsi réussi à mettre en place des stratégies data-marketing à l’aide des technologies de l’intelligence artificielle : DMP, automation, segmentations de clientèles ou d’audiences, achat média en programmatique, affichage évolutif… L’IA synchronise l’exploitation et l’activation de la data, afin de pouvoir, in fine, tenter de délivrer le fameux « bon message, à la bonne personne, au bon endroit, au bon moment ».
En outre, les marques ont développé au cours de ces trois dernières années des « assistants intelligents », à l’instar d’autres industries (voitures autonomes) qui se matérialisent dans nos vies sous les formes d’assistants vocaux ou de chatbots ou. Si ces derniers ont été perçu comme le nouveau graal pour réinventer la relation client à faible coût, force est de constater que, a posteriori, ces solutions se sont montrées décevantes, aussi bien pour l’annonceur que pour le consommateur. Ces nouveaux outils conversationnels fonctionnant en boucle fermée ou en en arbre de décision court, ont montré leurs limites dans leur dimension « personnalisante ».
L’intelligence artificielle trouve également une exploitation search, avec l’amélioration des moteurs de recherches, plus pertinents et capables d’analyser du contenu visuel (images et vidéos) ou encore audio (Siri,Google Assitant, Alexa, Cortana). Quand on apprend que P&G a décidé de baisser ses investissements de plus de 200 millions de dollars sur les plateformes digitales en raison de mauvais placements de leurs publicités online, le développement de telles solutions permettrait d’augmenter la brand safety et collecter des insights en proposant de véritables outils de social monitoring.
Finalement, si l’on s’aperçoit que ces différents usages des technologies de l’IA répondent à un besoin des marques d’exister dans un monde phygital complexe et « liquide », ils demeurent néanmoins très opérationnels et ne viennent que renforcer des stratégies marketing déjà bien définies – par des humains. L’idée qu’une intelligence artificielle capable de définir et de mettre en place une stratégie marketing à partir de data de manière autonome, relève encore aujourd’hui du fantasme.
Pour autant, même dans des bastions qui semblaient naturellement inaccessibles à l’IA, comme les fonctions créatives, sont pris d’assaut.
L’IA peut-elle être créative ?
Ces derniers mois, les mots « IA » et créativité » se sont rapprochés, alors que jusqu’ici tout semblait les opposer. Tout d’abord l’annonce de la part de Tamara Ingram, CEO de JWT de sa non-volonté de remplacer son CCO monde, Matt Eatswood estimant qu’une technologie pourrait désormais endosser ce rôle. Plus récemment, Publicis, dans une optique de DCO, lançait sa plateforme intelligente Marcel, capable de former des teams créatifs optimisées à partir de ses plus de 80 000 collaborateurs, 1200 agences, 4000 clients, et 5 milliards de fichiers. On s’aperçoit ici de la part grandissante de l’IA au sein des départements créatifs, jusqu’au niveau organisationnel. Autre exemple, celui de McCann Japon, où une IA a été développée afin de pouvoir répondre à des briefs créatifs.
En termes de créations publicitaires, les Cannes Lions 2018 en ont été le parfait exemple, nombre de campagnes font appels à des dispositifs alliant IA et créativité. Afin de faire revivre le passé : « JFK Unsilenced » de Rothco, ou encore après « The Young Pope », la campagne « Versailles » par BETC. Afin de lutter contre la corruption avec le « Corruption Detector » développé par Reclame Aqui. De la (re)production artistique avec « The Next Rembrandt » de JWT.
Nombreux sont les exemples où l’intelligence artificielle est utilisée à des fins créatives. Pour autant, elle ne peut la remplacer selon David Droga (Droga5) : la créativité est l’une des rares choses que l’IA ne pourra pas remplacer […] un robot ne peut apprendre la créativité, ni la pensée latérale ». Le saut créatif reste toujours dans le cerveau humain.
IA faible-IA forte
Derrière cette idée que l’IA pourrait remplacer des fonctions qui nous semblent propres à l’Homme, se cache le spectre de l’IA forte. Toutes les formes d’IA décrites précédemment et toutes celles qui nous entourent actuellement sont des IA dites « faibles » : elles se concentrent sur des tâches précises, limitées à leurs algorithmes : une IA qui bat le meilleur joueur de go ne peut conduire un bus autonome. L’IA forte serait, vulgairement, une IA faible augmentée qui a conscience de soi, tout comme l’être humain, et pourrait donc interagir et réfléchir comme tel. C’est là que l’on dérive vers quelque l’imaginaire, où humains et IA noueraient des relations émotionnelles : comme dans le film HER de Spike Jonze, ou le rêve de matérialiser physiquement une assistance vocale comme « Gatebox » (selon un rapport JWT « Speak Easy » 36% des utilisateurs d’assistants vocaux aux Etats-Unis aimeraient qu’il soit réel !).
Adoption
Cependant, lorsque l’on évoque l’intelligence auprès du plus grand nombre, on s’aperçoit que la majorité des personnes n’ont qu’une vision floue et approximative de cette dernière. En prenant pour simple exemple le fait que seul 12% de la population Française sache ce qu’est un chatbot. De cette méconnaissance naît cette peur qu’une IA forte remettrait en cause la souveraineté de l’intelligence humaine et ainsi supplanterait les hommes. Pour la majorité des chercheurs, pour pouvoir créer un terreau fertile à ce genre d’IA et connaitre ses conditions d’existences, il serait nécessaire que notre connaissances en neurosciences soient beaucoup plus avancées.
Joël de Rosnay, lui « pense sincèrement qu’il y a trop de gens qui ont peur de l’intelligence artificielle. Il faut bien comprendre ce qu’elle peut faire en symbiose et en complémentarité avec l’être humain ». Symbiose qu’il théorise comme « Intelligence Humaine Augmentée », dans une logique « d’hyperhumanisme » c’est-à-dire être encore plus humain grâce à l’intelligence artificielle. Cette dernière, remplacerait certes des humains dans des travails « automatisables » et sans valeur ajoutée.
Philippe Rolet, docteur en IA, a lui cette formule selon laquelle « ce sont les jobs de poinçonneurs des Lilas qui disparaissent, et quand on sait comment finit la chanson, on ne peut que s’en réjouir. L’IA est un formidable moyen qui permettra la fin de l’aliénation du travail, la fin des burn-outs, bore-outs et autres brown-outs . Alors oui, l’intelligence artificielle prendra nos jobs – parce que nous les quitterons pour d’autres dans lesquels nous nous épanouirons bien plus ».
Auteurs : Christophe Manceau, Directeur des Insights chez Kantar Media et Léopold Sarthou, Planneur stratégique, Kantar Media
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Un article de notre dossier Intelligence artificielle et marketing
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