Avez-vous déjà répété plusieurs fois d’affilée le même mot ? Petit à petit, il perd son sens. À tant utiliser le concept d’expérience, le même destin semble lui tendre les bras. Expérience utilisateur, expérience consommateur, expérience client, expérience collaborateur… L’expérience est à la mode, mais a-t-elle encore du sens, et si oui, lequel ? Puisqu’elle désigne désormais à la fois une attention portée aux parties prenantes externes (fournisseurs, clients, partenaires) et aux ressources internes de l’entreprise (les collaborateurs et collaboratrices), correspond-elle aux mêmes enjeux, aux mêmes leviers, dans ces deux contextes ?
L’étymologie du mot expérience vient du latin experientia, de experiti, faire l’essai. Si l’acception du mot a désormais largement étendu son sens originel, il n’est pas inutile d’en rappeler l’essence. L’expérience est une tentative, une épreuve. Elle définit une action, elle-même à ce titre, génératrice d’émotions. Par extension, nous pourrions même dire qu’elle en est une. Qu’elle est non pas une mécanique, mais un assemblage de divers éléments qui construisent, in fine, un ressenti individuel. L’expérience vécue par un client et celle vécue par un collaborateur sont-elles deux faces d’un ressenti qui se construit sur les mêmes leviers, ou deux interactions totalement distinctes ? Le destinataire client et le destinataire collaborateur répondent-ils aux mêmes stimuli ?
Vases communicants
L’expérience est une combinaison de plusieurs éléments. Tout comme l’être humain. Le collaborateur d’une entreprise est aussi l’utilisateur (donc le client) d’une autre. Il est tour à tour l’émetteur et le récepteur d’une forme d’expérience. Les deux contextes ont donc une incidence directe sur son ressenti, et influencent ainsi l’expérience qu’il propose et celle qui lui est proposée. Dans la satisfaction ou l’insatisfaction qu’il ressentira à l’égard de l’entreprise qui l’embauche ou de celle dont il est client, cette dualité est déterminante. Prenons un exemple basique : Sandra travaille pour une compagnie d’assurance, son téléphone personnel est un smartphone de dernière génération qu’elle maîtrise à la perfection. Si son téléphone professionnel est du même acabit, aucun problème, elle sera satisfaite, et en tirera une expérience positive. Si en revanche, il est moins performant, son insatisfaction rejaillira forcément sur son moral, sur son ressenti. Dans notre exemple, l’expérience vécue par la “Sandra cliente” a donc une incidence directe sur celle vécue par la “Sandra collaboratrice”. Deux identités distinctes, qui s’entremêlent pour former une analyse conjointe.
La même théorie des vases communicants s’applique au schéma destinataire / récepteur d’une expérience, qu’elle soit vis-à-vis du client ou d’un collaborateur. Par le principe de mimétisme, mieux un collaborateur est traité – ou pour rester dans le lexique de cette tribune, plus son expérience est positive – mieux il traitera à son tour ses clients, donc les clients de l’entreprise. Une autre illustration de l’étroite relation qui existe entre expérience collaborateur et expérience client. Le sempiternel enjeu de la symétrie des attentions prend ici tout son sens. Le client et le collaborateur sont bel et bien deux destinataires différents de deux formes d’expériences différentes, qui pourtant à bien des égards convergent.
Deux notes d’une même partition
L’objectif central de la valorisation de l’expérience client est la rentabilité ; celui de l’expérience collaborateur est la productivité des équipes, donc la rentabilité. Plus les clients sont satisfaits, plus ils consomment ; plus les collaborateurs sont satisfaits, mieux ils produisent. C’est clair… Très clair… Trop clair, même ! La réalité est plus complexe et les facteurs plus nombreux. Dans les deux cas, bien d’autres enjeux sont au cœur de toute stratégie efficace. Dans un contexte dans lequel la santé mentale, le bien-être, l’équilibre professionnel et personnel sont des thématiques essentielles, la recherche de la productivité n’est plus du tout le seul but. On a d’ailleurs pu mesurer à quel point la recherche obsessionnelle de performance autour de ce critère unique (qui, d’un point de vue “rationnel” semble être l’indiscutable finalité de toute chaîne de production) peut à terme nuire à l’épanouissement des collaborateurs. De la même façon, l’inscription d’une entreprise dans son contexte sociétal, l’optimisation de son impact et les enjeux de transparence sont, eux aussi, des piliers de la stratégie d’une expérience client digne de ce nom.
L’entreprise est avant tout une structure sociale, une organisation humaine, qui doit souvent son succès à la cohérence qui règne à la fois entre toutes ses parties prenantes (dont ses clients donc) et en son sein même. Justement, au carrefour de cette symbiose entre les harmonies internes et externes, l’expérience client et l’expérience collaborateur sont bien deux notes d’une même partition. S’adresser à un client ou à un collaborateur ne prend pas toujours la même forme, le même canal, mais les deux expériences sont à envisager avec la même attention sous peine de les tirer toutes deux vers le bas.
Personne n’est comme tout le monde
Qu’elle concerne le client ou le collaborateur, l’expérience est une émotion. Dans la perception d’un service, bien-être ou mal-être, satisfaction ou insatisfaction, joie ou tristesse, contentement ou frustration, tous ces sentiments sont générés par le rapport que l’individu entretient avec son interlocuteur, qu’il soit physique (un supérieur hiérarchique, un chargé de clientèle) ou moral (une entreprise). La relation entre une entreprise ou une marque et son client n’est pas qu’une question de rapport transactionnel mercantile. Ce n’est pas un hasard si les deux besoins en haut de la pyramide de Maslow sont le besoin d’estime et le besoin d’accomplissement, qui échappent tous deux à la moindre incidence pécuniaire ou matérielle.
Il ne faut évidemment pas renier les besoins plus pragmatiques. Le prix pour un produit ou service, tout comme la rémunération pour un collaborateur, sont des piliers du ressenti d’un individu, mais ils n’en constituent pas les leviers fondamentaux de satisfaction. Revenons à notre exemple. Sandra sera davantage émue par l’utilisation des fonctionnalités de son smartphone dernier cri que par le prix qu’il lui aura coûté. De la même façon, elle se sentira plus épanouie dans un environnement professionnel dans lequel elle se sent écoutée et valorisée (élément dont la rémunération fait partie) que par le simple recours à une augmentation de salaire. En d’autres termes, les facteurs pécuniaires sont des facteurs nécessaires, mais pas déterminants du ressenti de l’individu, qu’il soit client ou collaborateur. Là encore, les deux typologies d’expériences se rejoignent sans être animées par les mêmes facteurs.
Lorsque l’on parle d’expérience, on parle avant tout d’un ressenti, d’une perception. Dans le cas de l’expérience collaborateur comme dans celui de l’expérience client, c’est donc la recherche d’une émotion positive individuelle qui guide les stratégies les plus efficaces. Les segments de population sont destinataires d’une même stratégie, mais ils ne l’interprètent pas de la même manière : le collaborateur ne peut ainsi pas être considéré comme un client comme les autres, parce que le client lui-même ne peut pas être considéré comme un client comme les autres. La tendance est au sur-mesure, au chirurgical. La nouvelle frontière de l’expérience est interpersonnelle. Elle s’adresse à la personne entière, plus qu’à celle qui se résume à une fonction. L’individu est individu plus qu’il n’est client, consommateur, utilisateur ou collaborateur. Chacun, dans son rapport à son employeur, ou à un produit ou service, ressentira des émotions qui lui sont propres. Finalement, le seul point sur lequel nous sommes toutes et tous semblables, c’est que personne n’est comme tout le monde.
Auteur : Eytan Hattem, Corporate Vice President ‑ Products and Services Offer chez Prodware
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