Les évènements récents de la vie politique française montrent à quel point les fortunes (sic !) se font et se défont rapidement.
Nous voudrions ici revenir sur les jours glorieux de François Fillon, qui l’ont vu, contre toutes attentes, triompher lors de la primaire des Républicains. Le « collaborateur » de Nicolas Sarkozy a largement battu « le meilleur d’entre nous » comme Jacques Chirac avait appelé Alain Juppé.
Un nouveau « big fail » des sondages
Bien sûr, l’écho a été moindre que pour la présidentielle américaine ou le référendum sur le Brexit, mais force est de reconnaître que les sondages ont encore une fois montré leurs limites. Il serait injuste d’en faire la liste, mais un rapide coup d’œil sur les derniers sondages publiés avant le premier tour de la primaire des Républicains, montre qu’aucun d’entre eux n’avait prédit la présence de François Fillon au second. Le score qui lui était attribué était en moyenne inférieur de 20 points par rapport à celui qu’il a réalisé…
Les intentions de vote : peut-on les recueillir à travers un sondage ?
Pour expliquer ces failles des sondages, on invoque la marge d’erreur, la taille de l’échantillon… mais le problème n’est-il pas plus fondamental ? Peut-on raisonnablement collecter des intentions de votes parfaitement fiables par interrogation directe ? Pour l’anecdote, lors de l’élection primaire des républicains, 33 % des personnes certaines d’aller voter ne sont PAS allées voter (1). Au premier tour de cette élection 37 % de ceux qui étaient certains de leur choix ont changé d’avis (2).
Bien sûr, ces chiffres dépendent sans aucun doute de l’élection, mais il n’empêche que l’indécision sous toutes ses formes (voter pour un autre ou voter blanc, s’abstenir alors qu’on pensait y aller, voter alors qu’on ne l’envisageait pas initialement…) est inaccessible par l’interrogation classique car dans la majorité des cas, le sondé n’en est pas conscient.
La mesure des émotions : pour de meilleures prédictions
Depuis quelques années, l’université d’Harvard, à travers « the implicit project », explore les opportunités de mesure des émotions et en particulier des préjugés (sexistes, racistes, jeunistes…).
Le secteur des études de marché s’est emparé de ces recherches parce qu’elles permettent éventuellement de s’abstraire des biais traditionnels des sondages. Dans l’univers du marketing, la mesure des émotions permet par exemple l’exploration des sentiments (inconscients ou du moins non déclarés) à l’égard d’une marque, d’une publicité, d’un produit.
Le priming : application au politique
Le priming ou « evaluative priming » (3) est une méthode développée par la psychologie cognitive pour mesurer les émotions. Elle mesure la force de l’association entre deux notions, pour ce qui nous intéresse, entre un homme politique et un mot.
En pratique, le dispositif se déroule online. On demande au répondant de participer à un jeu de rapidité : lorsqu’il voit un mot apparaître sur son écran, il doit le classifier en « positif » ou « négatif » en appuyant sur la touche correspondante (bien évidemment précisée).
Avant que le mot apparaisse, l’image d’un homme politique avec son nom est affichée à l’écran. Les théories de psychologie cognitive disent que le temps nécessaire pour catégoriser correctement le mot en positif ou en négatif sera d’autant plus court que le mot présenté sera associé à l’image. On parle de priming (amorçage) parce que l’image amorce des réseaux neuronaux qui seront ou pas congruents ou pas avec le mot à l’écran. On dit qu’il s’agit de mesure implicite parce qu’à aucun moment on demande directement au répondant d’évaluer la force de l’association entre l’image et le mot.
Nous avons ainsi mené cette expérience aux deux tours de la primaire des Républicains (LR).
Quelques résultats
La primaire ouverte est une élection compliquée pour les sondages, notamment en France où cette initiative électorale est récente : en l’absence de données historiques comment prévoir qui va aller voter ? Au premier tour de la primaire LR, le priming donne des résultats très convaincants pour expliquer, sinon prédire, la participation. Il montre que l’engagement dans cette élection est avant tout une affaire d’affect, d’attrait émotionnel pour les candidats. Dans cette élection où la pression institutionnelle est faible, voter relève d’une démarche positive : plus on est attiré par les candidats dans son ensemble plus on est susceptible d’aller voter. Le score priming calculé à partir des temps de réponses est alors un prédicteur de la participation, même contrôlé par rapport aux mesures déclaratives.
Au second tour, l’analyse des temps de réponses montre que les motivations de vote sont largement corrélées à des valeurs (qui diffèrent selon les sexes), telles que la « force », la « beauté », la « réussite »… On aimerait se voir voter pour un candidat expérimenté, sage, mesuré. Mais le jour venu de l’élection, dans quelle mesure ne cède t-on pas aussi à un geste impulsif, à des sentiments inavouables ou qu’on ne s’avoue pas (jusqu’au dernier moment) ? À cet instant, à la sagesse et à la mesure, ne préfère-t-on pas l’outrance, la provocation, l’esbrouffe ? Il y a sûrement un peu des deux dans l’acte de voter, de la raison et de l’émotion, et le sondage traditionnel n’en capte structurellement qu’un seul.
Pour le dire autrement, Alain Juppé était sans doute un excellent candidat rationnellement, pour les sondages, mais une fois dans l’isoloir, certaines valeurs émotionnelles ont pris le dessus. Alain Juppé était peut-être un excellent candidat pour les sondages, moins pour l’élection.
Auteur : François Erner, Chief Innovation Officer chez respondi
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Lire le Dossier Marketing études 2017
Notes :
- 1 – Étude réalisée par respondi avant le 1er tour des élections primaires des Républicains auprès de 1024 personnes âgées de 18 ans ou plus. À la question « sur une échelle de 0 à 10, 10 signifiant que vous irez voter de manière certaine (et 0 l’inverse) dans quelle mesure êtes-vous sûr d’aller voter ? » ; 33 % des personnes qui ont voté 10 ne sont pas allées voter.
- 2 – Dans cette même étude, 37 % des votants ont choisi un autre candidat que celui qu’ils envisageaient initialement.
- 3 – Fazio RH, Sanbonmatsu DM, Powell MC, Kardes FR (1986) On the automatic activation of attitudes. J Pers Soc Psychol 50(2):229–238
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