Bauman est certainement l’un des sociologues les plus célèbres du XXIème siècle, notamment pour avoir conceptualisé la « société liquide ». Dans son ouvrage La vie Liquide (2006) il dépeint une société post-moderne dépourvue de repères où les individus sont contraints de s’adapter sans cesse face à une évolution continue.
La société liquide
Dans La vie Liquide, Zygmunt Bauman décrit la société contemporaine comme un univers devenu totalement flexible, précaire, en évolution constante et rapide, mais surtout dépourvue de repères ou de réelles structures. La société liquide d’aujourd’hui s’oppose à la société solide d’autrefois, celle des systèmes de classes sociales rigides, pour reprendre Bourdieu qui parlait de la culture comme d’un domaine destiné à une classe plus « noble », avec la société liquide tout s’inverse, ces institutions qui paraissaient solides et privilégiées deviennent-elles aussi liquides, et les classes plus « nobles » se vantent aujourd’hui de pouvoir autant se plonger dans un musée que dans une culture plus populaire. Tout notre monde devient soluble, et les valeurs disparaissent. C’est donc son côté constant et rapide, voire effréné qui donne la comparaison de cette société avec le liquide. Dans une interview Z. Bauman expliquera lui-même « Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister…» Mais par-dessus tout, comme un liquide, cette société on ne peut ni l’attraper ni l’arrêter, au détriment d’un rendement peut être trop rapide…
L’ère du jetable
Une des caractéristiques de la vie liquide est qu’elle est une succession de nouveaux départs. Les dénouements rapides et indolores sont les défis de la vie liquide. Cela est donc illustré dans nos relations sociales, professionnelles ou familiales. Au travail par exemple de plus en plus de personnes ont plusieurs emplois « subis » ou effectuent beaucoup de petits jobs à la suite.
Une entreprise, qui embauche des entrepreneurs indépendants et sous-traite une grande partie de son activité, a peu d’engagements et d’obligations, et des relations très superficielles avec ceux qui y travaillent. L’humain lui-même devient donc jetable. Mais cela se répercute aussi très facilement dans la société de consommation et permet de donner des insights forts aux marketeurs et communicants. S’il faut ainsi être capable de vite se détacher des choses, ce n’est que pour se rattacher tout aussi vite au successeur de cette même chose. Ainsi les produits deviennent innovants mais obsolètes. Bauman pose un renversement de valeurs entre durée et éphémère. La distance entre l’utilité et la désirabilité ainsi qu’entre l’inutilité et le rejet est raccourcie. Il y a donc appropriation rapide plutôt que jouissance durable. Chaque chose jetée ne mène qu’à l’acquisition de la prochaine, et cela suscite comme une impression de réalisation de soi chez le consommateur. En lui permettant de consommer sans cesse avant même l’obsolescence totale du produit qu’il possède, le consommateur perd pied dans la réalisation de ses besoins. Or, selon Maslow, l’un des besoins les plus importants est la réalisation de soi, en proposant toujours plus de produits et en créant un univers porteur de valeurs. Les marques donnent envie aux consommateurs de racheter et en rachetant si vite, les consommateurs peuvent avoir l’impression d’assouvir un besoin de réalisation de soi qui n’est pas réel.
Ainsi, l’ère du jetable permet, par exemple, à Apple de vendre très cher des téléphones ayant une durée de vie faible. Mais l’ère du jetable ouvre aussi toute une porte dans le digital, au monde du cloud, et c’est un terrain de jeu infini pour les marketeurs ; avec la création de valeurs via les réseaux sociaux, il devient plus difficile de déterminer quelle fonctionnalité fait racheter un produit ou un autre. Les appareils deviennent poreux dans le sens où une plus grande partie de la valeur qu’ils fournissent ne sort pas de l’objet physique. Une grande partie de la valeur et des fonctionnalités offertes par les appareils intelligents provient d’un système connecté à de nombreux autres appareils, des services et expériences coordonnés dans le cloud. L’innovation prend donc une place importante dans la société liquide car elle devient un levier important de la consommation de masse.
Le culte de la performance
Si l’ère du jetable se retrouve dans nos vies quotidiennes, le culte de la performance est encore plus présent. Dans le monde du travail par exemple, l’activité est soumise à des contraintes de temps, des deadlines et ce, à tous les niveaux. Recherche de la productivité maximale et culte de l’innovation permanente s’expliquent par la peur de se laisser distancer par une concurrence de plus en plus nombreuse et présente. Nous le retrouvons d’ailleurs dans notre vie sociale ou personnelle. Nous voulons tout vivre, tout voir et ce tout de suite. Il faut que nous le fassions mieux que d’autres, que nous le montrions plus que les autres. Nous ne manquons donc pas de moyens pour nous sentir exister dans un monde surexposé. Cela ne peut nous empêcher de penser à la citation de 1968 d’Andy Warhol « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale ». Mais le culte de la performance est surtout très présent dans nos modes de consommation d’aujourd’hui et offre des techniques imparables de communication et de marketing. En interne, cela appuie sur la compétition, sur les meilleurs résultats, les leads, on booste l’égo, on fait marcher la sérotonine. Evidemment tout l’interne se doit de rayonner en externe, être le meilleur intérieurement permet d’avoir envie de vanter une entreprise en externe. Mais pas seulement, au niveau du produit cela change tout. Il est aujourd’hui presque impensable de garder son Iphone 7 datant de 3 mois si le X sort. Ce constat pose une vraie opportunité en termes de communication. Dans une société où l’éphémère et le nouveau ont pris le pas sur le durable, un consommateur insatisfait est un bon consommateur. Les marques sont passées maîtres dans l’art de maintenir le consommateur dans un état d’insatisfaction permanente. Le marché des sneakers est un bon exemple, avec la multitude de choix et l’évolution rapide : les adeptes du streetwear veulent se démarquer en ayant la dernière paire qui sera « obsolète » à la sortie d’une nouvelle paire. Les marques comme Nike mettent en compétition les consommateurs avec des tirages au sort. Les petites quantités du produit faisant ainsi exploser son prix à la revente et créant un sentiment de supériorité à quiconque obtient le privilège d’acheter sa paire au prix de base. L’innovation et la technologie sont l’atout premier de vente de produits de masse. La lessive lavant plus blanc que blanc, les nouveaux agents anti-rides, les formules révolutionnaires, tout ceci pousse à une consommation rapide et presque justifiée aux yeux du consommateur. Les progrès techniques et les performances améliorées des objets rendent par ailleurs obsolètes ceux d’hier, pourtant encore fonctionnels. Tout est fait pour nous convaincre que les dernières innovations sont essentielles, même si ce n’est pas toujours le cas.
Mais pour aller plus loin que l’aspect technologique, le culte de la performance pousse les communicants à pousser leurs campagnes de plus en plus loin. On parle désormais d’expériences, et elles se doivent d’être toutes plus extravagantes les unes que les autres. Pourquoi ? Selon Bauman, l’insécurité engendre la peur mais pour soigner l’insécurité, le consommateur se doit de passer par l’ennui. Dans une société du « tout tout de suite », il est impensable de s’ennuyer, nous ne savons plus faire, alors pour pallier l’ennui, la marque apprend à toujours tenir le consommateur en éveil et pousse les communicants à redoubler d’énergie et de créativité.
Mais l’insécurité apporte également de nouveaux moyens de communication, la marque voulant être de plus en plus rassurante surf sur la tendance de la sécurité et viens apporter une solution au consommateur. Comme exemple de cette stratégie, nous avons par exemple une campagne Apple qui ne misait plus sur le produit, mais sur l’innovation apportée en termes de sécurité des données utilisateurs.
Pour Z. Bauman nous vivons dans une société qui exige de ses membres de s’adapter au monde contemporain qui propose cette liberté incertaine, mais cela sans jamais leur en fournir les moyens et donc de les laisser dans une insécurité constante. C’est grâce à ce paradoxe que la société liquide laisse aux marques une place de choix pour être l’alternative rassurante des consommateurs de cette société liquide.
La société d’individus
La société liquide s’oppose au solide, donc à une société aux classes sociales bien plus rigides et distinctes. La société liquide devrait donc être, pour les individus, un synonyme de valorisation de la liberté et de l’autonomie. Cette image de liberté et d’autonomie que nous renvoie la société liquide décrite par Bauman ne semble être qu’une façade donnant plus encore de possibilités au contrôle social de prendre du pouvoir. Finalement, nous pouvons ici prendre « individus » comme le mot « objet », l’Homme lui-même est un objet de consommation qui consomme et nos relations en sont changées.
Pas tant liquide…
Si nous ne sommes plus dans une société du solide, alors nous sommes tous libres de mettre fin aux relations sociales contraignantes et d’affirmer des valeurs différentes et nouvelles.
La société liquide semblant être émancipatrice a en fait une tendance aliénante et déshumanisante. Être un individu dans une société d’individus coûte cher, car en effet si cette société est régie par un culte de la performance dans une ère du jetable c’est que certaines qualifications doivent être acquises pour se démarquer. Pour être plus clair, si tout le monde est jetable et qu’il faut être de plus en plus innovant, alors pour l’Homme, son éducation doit être infinie, or l’éducation coûte cher, la médecine et les soins de beauté également. l’Homme est donc en perpétuelle insatisfaction car il court toujours après différents objectifs qu’il aura beaucoup de mal à atteindre. Finalement une société liquide mène à de nombreuses différences sociales. Par exemple, selon Bauman, l’anxiété qui entoure l’entretien du corps est une source intarissable de profits, mais n’étant pas abordable pour tous.
Le marketing a compris ces techniques en y appliquant certaines stratégies de prix, on veut le meilleur, on achète le plus cher, et si c’est le plus cher, c’est forcément le meilleur, nous entrons donc dans un cycle sans fin.
Cette course à la différenciation a pour conséquence de rendre très difficile pour les consommateurs la projection sur le long terme et ils ne cessent de ressasser le passé vu comme plus beau, plus joyeux et plus sociable. Nous sommes poussés à l’action par nos ennuis et nos peurs ; mais trop souvent, notre action ne parvient pas à s’attaquer aux véritables causes de nos inquiétudes. Pour pallier cela, il existe une technique de marketing simple : la consommation de masse. Pour se distinguer, il faut utiliser des marques porteuses de sens et connues de tous. La construction de soi passe donc par le conformisme le plus absolu : stratégie paradoxale, qui constitue le moteur principal d’une consommation effrénée, entretenue par la publicité.
Individualisme et personnalisation
Un dernier paradoxe vient soutenir cette société liquide, le fait que nous consommons dans un conformisme évident, mais qui est pourtant dans un monde en perpétuel mouvement, nous recherchons par-dessus tout la différenciation et devenons de ce fait de plus en plus individualistes.
La société liquide plonge le consommateur dans une quête constante d’identité, pour se différencier et consommer différemment afin de produire la preuve de son unicité par rapport aux autres qui deviennent des référents, des éléments de comparaison et un public. Finalement, la liquéfaction de la société porte à l’étouffement, à un sentiment d’enfermement. Bauman qui parle d’une société liquide aura plus tendance à avoir la même pensée que Hobbes c’est-à-dire que l’Homme est un loup pour l’Homme et malgré sa consommation similaire il reste plus que tout un être à part entière qui ne cesse de rechercher cet individualisme que l’Etat lui-même les pousse à adopter. Les institutions collectives souffrent d’une perte de sens et même la volonté générale ne prime plus, et c’est la volonté individuelle qui est sacralisée.
Dans son essai sur l’individualisme, Lipovetsky dira même que nous vivons dans une époque de « désertion de masse ». Ce que Lipovetsky veut dire c’est que nous ne refusons pas les anciennes valeurs existantes, c’est simplement que nous en sommes tous massivement indifférents au même moment. Nous sommes dans une quête d’identité constante, mais ce n’est presque pas notre choix, cette quête d’identité est une contrainte de la société liquide. Aujourd’hui l’individualisme de notre société est total, et cela s’explique comme nous l’avons observé, par le fait que l’humain lui-même est un objet de consommation qui consomme. Lorsque Lipovetsky analyse la société dans laquelle nous vivons, il affirme que nous sommes entrés dans la civilisation du léger. Les morales ne sont plus prises aux sérieux, on ne pense qu’à soi et nous rentrons dans un narcissisme extrême.
C’est en répondant à cela que certaines marques prennent leur place de leader, les stratèges ont compris ce besoin de sortir les consommateurs de leur état d’indifférence et pour cela il faut savoir les toucher au bon moment. Ainsi naissent toutes les stratégies marketing (méthode des 5W why, who, what, where, when, des 4P, etc..) et c’est de ce sujet que traite le marketing de l’attention de Yves Citton, toutes ces méthodes permettant de viser le consommateur au moment propice et de le ramener à un état d’éveil.
Mais cela a aussi donné naissance à une communication et à un marketing personnalisés et donc plus effectif. On ne parle plus à des consommateurs mais à un en particulier, on connaît ses goûts, ses couleurs, et il se sent privilégié et compris. Ainsi, dans un monde liquide où Bauman considère l’individualisme comme un de nos ennemis, les communicants eux, s’efforcent de transformer cet individualisme en compagnon de route qu’ils nourrissent en permanence.
Pour finir, la société liquide décrite par Bauman est propice à une consommation de masse et à la création de techniques de marketing allant de l’obsolescence programmée à la fausse image d’unicité. Même si ces techniques ne cessent de prouver leur efficacité et donc de souligner la véracité décrite de notre société dans l’ouvrage de Bauman, nous ne pouvons oublier que notre société avance vers une plus grande responsabilisation. Selon Bauman, la responsabilisation et la moralité sont les facteurs qui pourront nous faire dévier de cette société liquide, mais de plus en plus de marques portent leur stratégie sur la transparence et l’écologie ; une fenêtre sur un avenir plus radieux nous permettant de quitter ce présent perpétuel s’ouvrirait-elle ? Z. Bauman répondait d’ailleurs lui-même en interview : « Pourquoi est-ce que j’écris ? … Parce que les choses pourraient être différentes. »
Auteures : Maryem Benzekri et Jessica Mekiess
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Un article du dossier : Les auteurs du XXIe à dévorer cette année
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Aller plus loin
- https://www.scienceshumaines.com/zygmunt-bauman-et-la-societe-liquide_fr_31678.html
- http://sspsd.u-strasbg.fr/IMG/pdf/Vivre_dans_la_modernite_liquide._Entretien_avec_Zygmunt_Bauman.pdf
- https://www.franceculture.fr/oeuvre/les-enfants-de-la-societe-liquide
- https://journals.openedition.org/osp/4389
- https://www.youtube.com/watch?v=73Nmv-4jvSc
- https://lareclame.fr/apple-musique-confidentialite-228947
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Quart_d%27heure_de_c%C3%A9l%C3%A9brit%C3%A9
- Pour le rôle de l’eau vs le solide, cf. L’art de la guerre, Sun Tzu

